SHMUEL RETBI – Orna (Validé)

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    Pauline PuccianoPauline Pucciano
    Maître des clés

      Chers collègues DDV

      Voici la dernière nouvelle de notre fidèle auteur et ami Shmuel Retbi, qui s’était un peu éloigné de L.A. depuis quelque temps et qui a écrit ce texte, dans un moment difficile.

      Je remercie chaleureusement ceux qui voudront bien prendre le temps de lire ce qui suit.

      Bonne et belle journée

      Amicalement Cocotte

      Orna Avivi n’arrive pas à fixer son attention. Chaque pensée qui commence à se dessiner disparaît avant même que les mots ne se forment. Trois mots reviennent sans cesse, furtifs, rapides, évanescents, insondables :

      ” A quoi bon ”

      Il n’y a pas même de point d’interrogation dans cette formule lancinante qui ne la lâchera plus de toute sa vie. Sa vie … A quoi ressemble-t-elle, sa vie ? Pour le moment, c’est la vie d’une femme de trente ans, assise dans un fauteuil dont quelqu’un a eu l’idée bizarre d’enlever les coussins. C’est comme ça, ici, le deuil. Car Orna est en deuil. Elle ne s’en aperçoit d’ailleurs pratiquement pas. Elle a encore quatre jours à rester là, sur les sept que prescrit la Loi. A quoi bon ? Elle n’a pas où aller, elle n’a pas de but, elle n’a pas de projet. Les mots passent, furtifs, devant ses yeux, entre ses oreilles. Ils voltigent, trois petits tours et puis s’envolent. Trois petits mots : ” A quoi bon ” et puis s’en vont. Mais qu’est-ce qu’elle a bien pu faire à Dieu pour mériter ça ? Parce qu’ici, on ne dit pas : ” le Bon Dieu ” mais ” Dieu ” tout court. Elle n’a pas même la force de formuler l’idée selon laquelle s’il existait, il ne lui aurait pas joué cette comédie macabre. Orna sursaute. Quelqu’un, debout devant elle, a marmonné quelque chose. Elle balbutie un ” Pardon … ” maladroit. La personne debout se râcle la gorge et lève un peu la voix :

      ” Puissiez-vous connaître le réconfort et ne plus voir jamais la douleur ”

      Il en a de bonnes. Elle aurait dû les compter, c’est au moins le quarantième, aujourd’hui.

      Quelqu’un entre et lâche d’une voix enjouée :

      ” J’ai apporté des petits pains ! ”

      Orna se lève précipitamment, murmure encore un ” Pardon … ” maladroit et disparaît dans l’étroit couloir.

      Seule dans la petite salle de bain, elle baisse la tête au-dessus de la cuvette des toilettes et se met à vomir à en cracher ses intestins. Les larmes l’étouffent. Elle se passe de l’eau froide sur le visage et aspire profondément. Elle serre les poings à s’en faire éclater les jointures. Non. Du pain, ça jamais, jamais JAMAIS !

      Elle se trouvait à l’infirmerie quand tout a commencé. Elle venait juste de prendre sa permanence. Elle avait bien compris qu’il ne fallait pas bouger, ne pas donner le moindre signe de vie. Quand le calme semblait être revenu, elle était rentrée chez elle. Les deux officiers avaient refusé de lui dire ce qui était arrivé à son enfant de deux mois et demi. Malgré ses cris, ses hurlements, ses insultes, ils n’avaient rien voulu dévoiler. La première chose qu’elle avait faite, quand elle a eu compris, avait consisté à appeler son frère sur son portable et à exiger qu’il jette immédiatement le four à la décharge. Jamais plus de pain, jamais, JAMAIS.

      Pour la troisième fois, elle s’entend dire : ” Pardon … “, comme si c’était de sa faute. Vingt visages la contemplent. Un téléphone sonne quelque part, joyeux et insouciant. Une main fébrile agite une poche et fait taire l’objet. Quelqu’un prlte à voix basse. Orna n’entend pas. Les mots ne parviennent pas à son cerveau. A quoi Bon ? Elle ne répond pas. Et voilà que cela recommence. Deux automates se lèvent et récitent :

      ” Puissiez-vous ne plus … ”

      Orna sait qu’elle a dit merci, même si elle ne s’est pas entendue elle-même. A quoi bon.

      Aujourd’hui, ils ne sont pas venus pour le fruit de ses entrailles. Elle l’avait porté neuf mois et il commençait tout juste à sourire. A quoi bon. Seule. Non, aujourd’hui, c’est à cause de Yaron. Les deux officiers lui avaient annoncé l’enlèvement de son mari. Puis avaient suivi toutes les paroles creuses et vides de sens :

      ” Nous ferons tout ce qu’il est humainement possible de faire … ”

      ” Aucun effort ne sera épargné … ”

      ” … jusqu’à ce que nous parvenions à l’objectif … ”

      Balivernes et emporte-pièce… A quoi bon. Seule. Seule au milieu de ces trente visages qui l’observent.

      Cela ne ressemblait pas même à un cauchemar. La nouvelle ne l’avait pas étonnée outre mesure. Cela faisait pour ainsi dire partie de son paysage, de sa solitude. Yaron avait couru et avait crié, les bras en l’air :

      ” Ne tirez pas ! ”

      Un soldat avait pris peur et trois balles avaient percé ce front aimé. Yaron est mort deux fois, dont l’une de trop. Le Ministre de la défense et le Chef d’Etat-Major se sont déplacés en personne. Ils n’avaient pas l’air dans leur assiette mais Orna ne les avait pas vus. Seule. Et la télévision a investi la place. Orna n’a pas m$ême remarqué qu’elle les avait mis à la porte en criant :

      ” Les charognards, dehors et plus vite que ça ! ”

      Le commentateur avait présenté ses excuses à son public et avait mis l’incident sur le compte de l’émotion. Puis il était allé sans doute chercher sa pitance ailleurs.

      A quoi bon ? Deux vies, qui s’en allaient au loin de la solitude, au loin du néant et de l’impossible.

      Le plus drôle dans tout ça, c’est que Yaron et elle étaient de vrais soldats de la paix. Deux fois par semaine, Yaron allait chercher des ouvriers à la frontière et les ramenait à bon port le soir. Elle et lui rêvaient d’un Monde meilleur, où la Paix et la Fraternité règneraient sans coup férir. A quoi bon ? Seule, elle ne pourrait continuer cette lutte pour le bien, le bonheur, la liberté, la fraternité et la reconnaissance de l’autre, l’acceptance du différent. Seule. Orna ne savait pas ce que signifie les termes ” haine ” et ” vengeance “. Elle ne connaissait que que les mots ” amour “, ” amitié “, “compassion “, ” entr’aide ” et ” espoir “. Il faut être au moins deux pour espérer, mais maintenant, elle est seule. Orna est seule, seule devant la souffrance de l’autre celui qui souffre, un sourire narquois aux lèvres.

      Orna est seule, par delà le bien et le mal.

      #344644
      Pauline PuccianoPauline Pucciano
      Maître des clés

        Chère Cocotte, cher Shmuel,

        Le texte que vous nous avez proposé, et qui s’intitulera en définitive “Seule”, a été approuvé par notre comité de lecture.

        Votes exprimés : 8

        Votes positifs : 6

        Vote blanc : 1

        Vote négatif : 1

        Vous pouvez donc en proposer la lecture quand vous le souhaitez !
        Amicalement,

        Pauline

         

        #344649
        CocotteCocotte
        Participant

          Je remercie chaleureusement les donneurs de voix qui ont pris la peine de lire ce texte de Shmuel et qui ont bien voulu le valider.
          Bonne soirée!
          Cocotte

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