KELLER, Richard – Le Huitième Soleil

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  • #152105

    XV

    Je suis parti en voyage avec l’expatrié, il m’a emmené. Il m’avait prévenu que

    le périple se révélerait surprenant. Je ne fus pas déçu, la promenade tant espérée se

    montra sous un angle inattendu. Chaque aventure me conduisit vers une expérience

    unique. Je voulais en connaître encore et encore plus, mon insatiable curiosité me

    poussait toujours plus loin. Je repoussais mes limites pour aller voir au-delà. Une

    porte vers le savoir s’ouvrait, je laissais les ténèbres derrière moi. L’expatrié m’avait

    choisi, je me devais de progresser dans la compréhension de son histoire.

    Lorsqu’il me parla de la longue marche du sel, je ne compris pas le sens de

    son exposé. La conversation dévia sur la non-violence. Mon ciel s’éclaircit enfin

    avec le récit concernant la grande âme. Je me souvenais d’avoir vu un reportage sur

    le sujet. Il s’agissait de conter la légende du mahatma Gandhi. Je me posais une

    seule question. Comment l’expatrié pouvait-il appréhender cet épisode qui avait eu

    lieu voilà presque soixante-dix ans ? Il ne devait plus exister de protagoniste vivant.

    Que venait faire l’expatrié dans ce récit ? Il ne me restait qu’à le lui demander.

    Il me révéla l’exécution d’une mission auprès d’un disciple du leader indien.

    Il me confirma la personnalité complexe du mahatma. Son existence ressemblait à

    celle d’un chat. Il possédait plusieurs vies. Après une jeunesse insouciante, la

    période de l’affirmation de son ambition demeura longtemps occultée. Il me

    communiqua quelques anecdotes croustillantes impossibles à décrire sans offenser

    sa mémoire. La ségrégation subie en Afrique devint le révélateur. Je connaissais cet

    épisode et je le répétai à l’expatrié. Il me répondit qu’il me croyait plus subtil. La

    restitution des faits ne revêtait aucune importance, seule L’analyse se révélait

    primordiale.

    En effectuant la synthèse de ses propos, je perçus en filigrane le combat pour

    le pouvoir. Les luttes d’influence autour du grand guide se déroulaient à son insu et

    le désespéraient. Elles n’apporteraient que malheur et désolation.

    Le vieil homme ne se laissait pas bercer d’illusions. Il acceptait le tribut à

    payer pour arriver à ses fins, le stratège savait faire preuve d’une grande patience.

    Le temps jouait pour sa cause, il suffisait de tenir. Le jeu des courtisans et des

    soupirants l’agaçait profondément, mais il n’en laissait rien paraître. Là résidait sa

    solidité dans son immense force morale. Rien ne pouvait le détourner de son

    chemin, sa voie se nommait émancipation.

    L’expatrié me demanda mon avis sur l’action de Gandhi et l’accès à

    l’indépendance. Je lui répondis qu’il ne m’appartenait pas de juger des évènements

    auxquels je n’avais pas participé. Il accepta mon point de vue et me donna le sien. Il

    considérait le mahatma à l’égal de Jésus. Il trouvait acceptable son comportement.

    Sa conclusion me surprit beaucoup. Il déclara que Gandhi devait être assimilé à un

    opportuniste. Il s’était retrouvé au confluent de deux fleuves et n’avait pas choisi

    lequel emprunter. Il s’était laissé guider par le courant. Une fois embarqué dans ce

    torrent tumultueux, il avait su tirer tout le parti de son embarcation. Le lit s’était

    élargi et il s’était trouvé sur la barque qui conduisait son peuple vers la libération. Le

    destin avait marqué l’homme et ce dernier avait gagné la partie parce qu’il devait en

    être ainsi. Son mérite s’appelait l’anticipation.

    Nous venions de passer plusieurs heures avec la grande âme que les Indiens

    nommaient mahatma Gandhi. Cela pouvait sembler paradoxal, mais je me sentais

    en pleine forme. Je crois que je venais de franchir un cap dans ma relation avec

    l’expatrié.

    Je voulais accéder à d’autres descriptions. Il quitta les rives du Gange pour

    m’entraîner dans une contrée plus familière. La prochaine escale se déroulait en

    France.

    Il me parla d’un mythe et je réfléchis longuement. Il me laissa le temps de la

    réflexion, car il s’attendait à ma perplexité. Il me donna un élément supplémentaire

    en me demandant ce qu’évoquait pour moi le mot patrie. Je raisonnais par

    association. Il me fallait trouver un personnage légendaire incarnant la Nation. Je

    pensais à un grand homme contemporain qui avait fait don de sa personne au pays.

    J’avançai le nom du général de Gaulle. L’expatrié disposait les indices à sa guise, il

    ne s’agissait pas de cet illustre contemporain.

    Je réclamai des indications complémentaires, il me parla du symbole de la

    France. Je cogitais et deux idées se concurrencèrent dans mon esprit. J’hésitais entre

    Jeanne d’Arc et Vercingétorix. Je commençais à comprendre la complexité de

    l’expatrié. Le Gaulois me paraissait trop simple pour intéresser mon interlocuteur.

    Mon pari s’avéra payant. La pucelle de Domrémy occuperait nos prochaines

    conversations.

    Il aborda l’histoire de la jeune femme par le petit bout de la lorgnette. Il

    déclara que chaque siècle avait enjolivé la légende. Il décortiqua la position des

    édiles du pays à chaque période importante du royaume et de la République. Il

    m’exposa ensuite les raisons de sa sanctification. La religion avait été la première à

    s’emparer du phénomène, la politique lui avait emboîté le pas avec la démagogie

    inhérente à la cause à défendre. Récemment, un parti extrémiste s’était attribué le

    monopole de l’action patriotique en s’octroyant le mythe.

    La fatigue me gagna. Je somnolais lorsque l’expatrié m’expédia sur le toit du

    monde. Un sentiment de lassitude s’installa en moi. Je voyais ces hautes montagnes

    aux sommets vertigineux. L’impression de voyager au-dessus des précipices

    m’envahit, je manquais singulièrement d’oxygène. Je partais à la conquête de

    l’inutile et j’admirais ces conquérants qui montaient pour atteindre leur paradis.

    Soudain, je me sentis léger comme une plume. La grandeur des lieux eut raison de

    ma faiblesse. Je survolais un pan de l’histoire de l’humanité. L’expatrié me donnait

    des clés, à moi de trouver les portes et leurs serrures.

    Le bouddhisme tibétain fascinait les Occidentaux. Mon compagnon me

    relata l’incroyable parcours de cette philosophie apparentée à une religion.

    J’écoutais, béat, les explications de la sagesse. J’appris que plusieurs lignées

    cohabitaient harmonieusement et se respectaient. La comparaison avec les religions

    monothéistes s’imposait. Dans le bouddhisme tibétain, les quatre écoles se

    complétaient. La tendance prédominante actuelle s’appelait Guéloug. Je cédai à une

    sorte d’envoûtement devant la profondeur et la complexité de la doctrine présentée

    par le dalaï-lama.

    L’exposé de l’expatrié symbolisait toute la puissance de sa pensée, je ne

    pouvais qu’écouter. Il disserta sur l’action des moines tibétains. Il avait fréquenté un

    monastère envahi par l’occupant chinois, je restai médusé par son périple.

    L’expatrié perçait les secrets les mieux préservés et je me demandais quelle serait

    l’étape suivante. Je n’avais pas absorbé de nourriture depuis deux jours. Je me

    nourrissais de l’aventure, je mangeais ses paroles, je buvais aux confins de

    l’humanité.

    Le déplacement himalayen me laissa dans un état d’anéantissement total, je

    dormis deux jours d’affilée. À mon réveil, je pris un repas copieux. L’expatrié se

    trouvait encore à mes côtés. Il voulait me raconter d’autres histoires et me

    témoigner sa confiance.

    Ce qu’il me conta aurait pu prêter à sourire. Il en fut tout autrement à l’aune du

    personnage décrit par mon compère. Je me retrouvai à Paris dans une époque

    contemporaine. Je reconnus rapidement l’individu dont l’expatrié brossait le

    portrait. Sa connaissance du milieu politique actuel me sidéra. Sa caricature méritait

    les félicitations du jury, je ne pouvais me tromper devant une telle évocation.

    Il me parla longuement du petit homme. Sa position lui permettait de

    s’immiscer partout, les secrets d’alcôves ne lui résistaient pas. Il me relata les ébats

    amoureux de cet amant fougueux. Je retins seulement les détails de sa tenue

    vestimentaire pendant le coït. Il gardait ses chaussettes qui couvraient le mollet

    jusqu’au genou. Après ses ébats, chaque fois qu’il se rendait à la salle de bains, il se

    regardait dans la glace et déclamait sa phrase favorite : « Bonsoir, monsieur le

    président ». Sa mégalomanie était devenue telle, qu’il avait remplacé les miroirs par

    ses portraits. Cette anecdote circulait déjà sous le manteau. Il ne faudrait pas céder

    aux sirènes de ce trublion. Avec un tel énergumène aux commandes, le pays

    s’engageait dans une voie sans issue et le peuple risquait gros.

    L’écologie fit partie des thèmes abordés. L’expatrié considérait le terme de

    « science » comme une imposture. Il m’expliqua son point de vue. Il me signala

    qu’avant l’invention de l’avion, l’homme n’avait pas besoin d’utiliser le parachute.

    La comparaison me sembla assez simpliste. En réalité, mon interlocuteur voulait

    que je me penche un peu plus sur ses propos. Les appareils étaient devenus de plus

    en plus sophistiqués au fil des ans et le parachute n’avait pas suivi les progrès de

    l’aéronautique. Voilà ce qu’il me fallait comprendre.

    La planète, mise à feu et à sang, s’était dotée d’un lance-pierre pour se

    protéger d’une armée suréquipée. L’écologie luttait contre des forces

    indestructibles. Le combat semblait perdu, l’utopie des chevaliers blancs ne suffisait

    pas. Leur capacité de conviction se heurtait au mur de l’argent. Les barrières se

    révélaient infranchissables.

    L’homme détruisait pour un profit immédiat. L’expatrié classait ce

    comportement comme la tare majeure de l’humanité. Les écologistes ne trouvaient

    pas grâce à ses yeux. Il prétendait que la construction de l’édifice reposait sur des

    bases de poussière, il fallait sans cesse étayer. La terre portait les stigmates de ces

    multiples chantiers. Le détournement des fleuves révélait rapidement l’étendue des

    dégâts.

    Je me retrouvai désabusé par ce discours et il s’aperçut de mon désarroi. Il

    me consola en m’expliquant qu’il existait un mince espoir. Je pourrais

    l’accompagner jusqu’à l’aube du huitième soleil.

    #152106

    XVI

    En accord avec le commissaire Genaro Biasini, les gendarmes Sagol et Gilles

    devaient commencer à faire équipe avec les carabiniers dès le lendemain. Ils

    profitèrent de la journée libre pour visiter la cité des Doges. Ils voulaient exploiter

    leur présence dans la lagune pour s’imprégner au maximum de ce site

    extraordinaire. Ils se concertèrent et concoctèrent un programme à faire pâlir les

    autres visiteurs.

    Leur périple débuta par la visite de la basilique Saint-Marc. La fréquentation

    de l’édifice s’avéra si importante que les deux hommes durent faire la queue

    pendant plus de vingt minutes avant de pénétrer à l’intérieur. Leur attente trouva sa

    juste récompense, leurs regards ne sachant où se poser. Les murs recouverts de

    mosaïque et d’or exprimaient toute la magnificence de la sérénissime. Un nombre

    considérable de touristes se pressait et le circuit balisé n’autorisait pas de halte

    prolongée. Gilles et Sagol éprouvèrent de la frustration, ils comprirent ce jour-là

    que Venise ne rimait pas avec solitude. Ils purent s’attarder sur La Pala d’Oro, trésor

    le plus emblématique de la cathédrale. Ce retable, composé de deux cent cinquante

    plaques d’or, enrichi de perles et de pierres précieuses, fut réalisé par des orfèvres

    de Byzance au dixième siècle. Les deux hommes apprécièrent le travail de ces

    artistes. La basilique recelait bien d’autres richesses et plusieurs passages n’auraient

    pas épuisé le sujet. Malheureusement, l’affluence et le temps privaient le visiteur de

    pouvoir observer chaque oeuvre dans le détail.

    La visite du Palais des Doges se révéla plus agréable. La fréquentation s’avéra

    tout aussi importante, mais le volume des pièces permettait une meilleure

    répartition de la foule. Chacun pouvait ainsi déambuler au rythme de ses envies.

    Véronèse et Le Tintoret s’étaient emparés des lieux, des oeuvres exceptionnelles

    donnaient la mesure de leur art. Dans la salle du grand conseil, Le Paradis du

    Tintoret occupait une surface d’au moins mille mètres carrés. Les deux touristes

    savourèrent ce spectacle. Ils connaissaient la réputation de Venise, maintenant toute

    la beauté du monde se révélait à leurs yeux. Chaque salle offrait ses particularités.

    La salle des cartes possédait deux globes du dix-huitième siècle. Celle du sénat, où

    trônait La Paix, un autre tableau du Tintoret, et la salle d’armes, parée d’armures,

    d’arbalètes et d’épées, éblouirent nos gendarmes.

    Le Pont des Soupirs ne pouvait pas non plus les laisser indifférents. Ce

    passage étroit constituait l’ultime endroit d’où les prisonniers pouvaient voir le

    soleil pour la dernière fois. Lorsqu’ils atteignirent les minuscules cachots, Sagol et

    Gilles ne purent s’empêcher d’établir un parallèle avec les actuelles geôles

    françaises. Ils convinrent que, malgré la vétusté, un très net progrès avait été

    accompli. Mieux valait ne pas être emprisonné à cette époque et les détenus ne

    devaient pas résister bien longtemps à de telles conditions de détention. Pour

    l’anecdote, cette prison se nommait Le Palais des Seigneurs de la nuit. Il est vrai que

    le jour n’atteignait pas la plupart des cachots.

    Enfin à l’air libre, Sagol et Gilles contemplèrent l’escalier des géants dans la

    cour du palais. Deux statues gigantesques de Mars et de Neptune contribuaient à

    impressionner les visiteurs et à montrer la puissance de la cité vénitienne.

    Les deux amis se dirigèrent vers le grand canal, la disposition de la ville

    autour des voies maritimes les fascinait. Ils prirent un vaporetto et se mêlèrent à la

    horde des touristes. Le pilote du bateau se révéla un véritable virtuose. Il croisait

    toutes sortes d’embarcations sans le moindre instant d’hésitation ou d’énervement.

    Il manoeuvrait avec sérénité, actionnant la sirène à proximité des arrêts et des ponts.

    La vie sur l’eau revêtait une saveur particulière. La perception des choses et des

    gens différait du sol ferme, les deux hommes le ressentaient.

    Ils descendirent non loin du Rialto, un autre pont mythique de l’histoire de la

    ville. Érigé pour relier le quartier Saint-Marc à celui des commerçants, son

    architecture lui avait permis de résister aux hommes et aux calamités. Des millions

    de touristes se pressaient comme toujours autour de la galerie marchande qui

    s’étendait sur les côtés. La vue sur le grand canal, animée par les embarcations qui

    défilaient, ravissait les yeux.

    Gilles et Sagol rejoignirent l’embarcadère situé sur la rive opposée. La tribu

    carnavalesque s’était agglutinée aux abords des étals des marchands de souvenirs.

    Le voyage le long du grand canal se déroula fort bien. Ils purent apercevoir les

    façades des vieux palais se reflétant dans l’eau. Le soleil brillait, la luminosité mettait

    en valeur ce patrimoine inestimable. Il subsistait çà et là d’énormes cheminées

    caractéristiques de la ville. Elles contribuaient aux richesses architecturales des

    bâtisseurs vénitiens. Les constructions sur la lagune étaient posées sur des millions

    de pilotis. Au fil des siècles, le sol avait beaucoup travaillé et les bâtiments

    souffraient de l’usure des ans. Le phénomène s’aggravait le long des canaux

    secondaires. La restauration coûtait des fortunes, seuls les palaces bien exposés

    bénéficiaient d’aides substantielles de quelques mécènes.

    Ils quittèrent le vaporetto et flânèrent au gré de leur fantaisie. Ils passèrent à

    côté d’un gondolier qui chantait un air populaire. Ces bateleurs adoraient pousser la

    chansonnette, cela appartenait aussi au folklore. Ils croisèrent de nombreux

    passants déguisés pour carnaval. L’anonymat intriguait les deux hommes, métier

    oblige. Ils échangèrent quelques mots à ce sujet. Ils pensaient qu’ici plus qu’ailleurs

    le carnaval pouvait constituer un vecteur de toutes les dérives. Il suffisait de se

    cacher derrière le masque de la fête, ni vu ni connu.

    Ils furent émerveillés par la logistique aquatique de la cité. Tout transitait par

    l’eau : bateaux corbillard, ambulances, pompiers ou marchands de légumes. Cela

    rappelait un peu la Thaïlande ou l’organisation sur les rives du Mékong. Une

    activité industrieuse vivait et mourait par les canaux.

    Ils s’enfoncèrent dans les ruelles, la faim les tenaillait depuis plus d’une

    heure. Ils trouvèrent un petit restaurant fréquenté par les Vénitiens. Le patron

    s’activait autour d’un four à pizzas, une serveuse s’occupait des clients. Ils

    commandèrent des pâtes et une escalope milanaise. Ils préféraient ne pas

    s’aventurer hors des plats traditionnels. La cuisine s’avéra excellente et copieuse. Ils

    arrosèrent le tout d’un vin de Vénétie très fruité et ils sortirent joyeusement de

    l’établissement.

    Ils décidèrent de consacrer l’après-midi aux îles de Burano et Murano.

    Chacune possédait son charme et sa spécificité. Ils montèrent dans un vaporetto à

    proximité du Pont des Soupirs. Des saltimbanques distrayaient les badauds. Le

    froid n’effrayait personne, le spectacle continuait. La foule compacte regardait les

    jongleurs et les mimes. Un endroit détonnait, car seulement deux personnes

    occupaient un large espace. Les deux hommes comprirent vite de quoi il s’agissait.

    Les spectateurs s’étaient écartés pour laisser place aux cracheurs de feu.

    Depuis la lagune, Venise offrait une vision inoubliable. Le vaporetto emporta

    les deux gendarmes vers Burano, la ville s’éloignait peu à peu. La luminosité

    exceptionnelle sur la vieille cité conférait aux bâtiments un aspect unique. Lorsqu’ils

    débarquèrent, un autre monde les attendait. Ils virent un campanile qui partageait

    un point commun avec la tour de Pise : il penchait. Les maisons peintes de couleurs

    multicolores apportaient une touche de fantaisie à ce petit bourg insulaire. Ici,

    l’ambiance villageoise primait et les touristes, moins nombreux, respectaient mieux

    les usages locaux. Les marchands du temple ne voulaient pas s’établir sur l’île, le

    marché n’étant pas assez lucratif.

    Sur une place, des ménagères installaient des étendages typiques. Le système,

    que les deux hommes n’avaient jamais vu ailleurs, consistait en des fils tendus sur

    des piquets positionnés en biais. Les autochtones profitaient des rayons du soleil

    pour faire sécher le linge à l’extérieur. Ils assistèrent à la démonstration d’une

    dentellière. Elle attirait le chaland derrière sa fenêtre et invitait à entrer. Les deux

    amis pénétrèrent dans la maison transformée en boutique où Sagol fit un petit achat

    pour son épouse.

    Ils ne restèrent qu’une heure à Burano, puis ils se dirigèrent vers

    l’embarcadère et reprirent un vaporetto en direction de Murano. L’île ne

    ressemblait en rien à sa voisine. De nombreux curieux s’éparpillaient le long du

    canal qui la traversait. Les souffleurs de verre à la renommée légendaire portaient la

    notoriété de leur art au-delà des frontières. Le cristal de Murano ornait les plus

    grands palais aux quatre coins de la planète. Gilles et Sagol ne faillirent point à la

    traditionnelle visite des verreries. Le spectacle de l’homme façonnant le verre en

    fusion captivait. Les regards allaient de l’artiste à la boule rougeoyante qui devenait

    un magnifique objet en quelques minutes. La dextérité de ces artisans laissait

    pantois les visiteurs.

    Le soleil fatigué descendait rapidement sur la lagune. Les deux gendarmes

    regardèrent avec les yeux d’un enfant l’astre solaire se fondre avec l’horizon qui prit

    une couleur orangée. Le lendemain, le travail reprendrait le dessus.

    #152107

    XVII

    J’aurais voulu qu’il me prête quelques soleils, il en avait trop chez lui. J’avais

    peur de la nuit entre ces murs blancs, le contraste dans le noir m’effrayait. Je

    craignais les ténèbres, elles alimentaient mes cauchemars. Des fantômes me

    hantaient dans l’obscurité, je distinguais des ombres qui s’agitaient sur les carreaux

    blancs de la cellule. J’essayais de ne pas crier, je savais qu’ils viendraient me faire

    une piqûre. Je ne voulais pas voir la seringue s’enfoncer dans mes chairs. Mon

    squelette tremblait de tous ses os, l’anxiété cédait la place à l’effroi. Je devenais fou

    dans cette noirceur. J’avais regardé mon sang couler dans le lavabo, un liquide

    couleur d’encre, sombre et épais. Mon malheur s’écoulait dans la vasque blanche.

    L’horreur me glaça lorsque l’hémoglobine se dressa contre moi. Elle prit les

    traits d’Isabelle qui riait de la farce sinistre qu’elle me jouait. Je décidai de chanter

    pour fuir toutes ces idées macabres. Malgré mes chansonnettes, chaque nuit sonnait

    le retour de mes visions cauchemardesques.

    Ils affirmaient que j’étais malade. L’expatrié m’avait convaincu du contraire.

    Il m’apportait un peu de chaleur. Je ne leur disais rien, ils n’auraient pas compris

    que c’était la terre qui se trouvait mal en point. Ils inventaient chaque jour quelque

    chose, la nouveauté constituait leur credo. Jusqu’à présent, ils propageaient des

    maladies. Dans dix ans, ils vulgariseront les remèdes qui causeront encore plus de

    dégâts et nous évoluons dans cette jungle inextricable. Où se trouvait donc le

    huitième soleil ? Je désirais le rejoindre et en terminer avec mes angoisses.

    Ils ont fini par m’écoeurer de la vie, de l’amour, des autres… les obstacles

    s’avéraient insurmontables. À chaque franchissement, le suivant se révélait plus

    difficile que le précédent. Cette épreuve sans fin m’avait usé prématurément, je ne

    voulais plus jouer. La vie m’indifférait, j’avais eu trop mal, dans mon coeur, dans ma

    tête. Une douleur intense me pénétra. Je souffrais trop et je demandai à l’expatrié

    de me laisser partir. Lui seul voyait toute ma détresse, il percevait toutes les phases

    de ma désespérance.

    Dans mes songes, je la distinguais, elle se moquait de moi. Je transpirais et je

    criais. Isabelle défilait dans le kaléidoscope de ma nuit. Je me réveillais en secouant

    la tête pour expulser ces images. Je me rendormais et, quelques minutes après, le

    processus se renouvelait. Cinq, dix, vingt fois, je devais faire face à la même

    situation. Elle me narguait, je n’en pouvais plus.

    Je n’osais pas leur parler. Ils auraient augmenté le traitement au détriment de

    ma lucidité. Je savais que je m’affaiblissais chaque jour davantage, mais l’expatrié

    estimait que le moment n’était pas venu. Il avait encore de nombreuses histoires à

    me raconter. Son témoignage me passionnait et je voulais mettre toutes mes

    dernières forces pour résister jusqu’au mot fin de son récit.

    Seul mon piano me comprenait. Je pouvais lui confier mes peines et mes

    joies. Un contact quasi charnel me liait à son clavier. Je le caressais peut-être encore

    mieux qu’une femme. Il gémissait de plaisir et ses soupirs exhalaient de la pureté

    dans l’extase. Nous formions un couple harmonieux, ils nous ont séparés. C’était

    mieux ainsi, tu aurais trop souffert entre ces murs blancs. Ton clavier est resté

    désespérément fermé, tu n’avais plus rien à dire. Nous avions tellement disserté

    ensemble. Nos échanges se révélaient baroques, puis à d’autres moments, le swing

    prenait le dessus. Nous possédions le rythme. Que restait-il de tout cela ?

    Je jouais dans ma tête, le clavier était gravé pour l’éternité. Ils pourraient

    m’attacher, me couper les doigts ou m’arracher la langue, je jouerai toujours dans

    mon coeur jusqu’à mon dernier souffle. J’emmènerai mon piano voir le huitième

    soleil. Nous réchaufferons nos âmes aux flammes de la joie.

    Le néon blanc du plafond projetait une lumière blanche sur les murs blancs.

    Dans ma camisole blanche, je comptais les carreaux blancs au travers des barreaux

    du lit blanc. J’entendis des pas dans le couloir, j’ignorais qui venait. Quelle heure

    était-il ? J’attendais l’expatrié.

    La porte de la cellule s’ouvrit. Un défilé de blouses blanches s’attarda audessus

    de moi. Je n’avais pas fière allure, ils parlèrent à voix basse. Cela ne

    m’intéressait plus. Ils désignèrent dans le coin de la pièce mes cahiers à spirales

    empilés. Je n’écrivais plus beaucoup, la camisole m’immobilisait trop souvent. Je

    voulais remplir d’autres lignes, j’avais tant d’anecdotes à consigner.

    La troupe médicale repartit sans m’adresser un mot. Ils n’avaient pas de

    temps à perdre avec moi. Ils passèrent leur chemin, je ne représentais qu’une halte,

    un passage obligé. Leur technique leur apportait un confort absolu. Cachets et

    camisole régnaient sans partage dans cet établissement, un sinistre mouroir qui

    brisait les consciences. Plus j’y pensais et plus je voulais aller vers le huitième soleil.

    #152108

    XVIII

    Dix minutes s’écoulèrent, interminables. La foule retenait son souffle, elle

    regardait ce corps immobile suspendu dans les airs. Les connaisseurs trouvaient le

    spectacle inhabituel. La descente du campanile se déroulait chaque année selon le

    même rituel, sauf ce jour-là. Quelques esprits chagrins n’apprécièrent guère cette

    entorse à la tradition. Ils s’informèrent auprès d’autres habitués. La réponse

    invariable parcourait la place et revenait au questionneur, personne ne savait

    pourquoi le cérémonial subissait des modifications ce matin-là.

    La situation s’éternisait et les minutes paraissaient interminables surtout

    debout au milieu des touristes avides de spectacle. Le pantin, vêtu d’une longue

    robe blanche, se balançait toujours accroché à son fil d’acier. Sa silhouette

    ressemblait à une femme. Les spéculations allèrent bon train, les rumeurs les plus

    fantaisistes circulèrent parmi le flot des visiteurs. La place Saint-Marc, noire de

    monde, vivait un moment particulier. Les pigeons, ne pouvant plus se poser,

    tournoyaient au-dessus des badauds.

    La marionnette portait un loup noir qui dissimulait son visage, sa robe

    blanche flottait au vent de la lagune. La colombine, la nuque penchée en arrière et

    les cheveux ébouriffés par la brise, oscillait légèrement le long du câble. Le soleil

    brillait dans sa chevelure blonde, sans aucun doute, il s’agissait d’une femme.

    Le service d’ordre comprit qu’il se passait quelque chose d’anormal. L’arrêt

    de l’acrobate au milieu du filin intriguait aussi les policiers. Le programme ne

    prévoyait rien de tel. La police connaissait le planning, or le déroulement de la

    descente de colombine ne correspondait pas à celui qui avait été fourni à l’équipe

    du commissaire Genaro Biasini. Un inspecteur ajusta ses jumelles, il voulait vérifier

    quelques détails avant de donner l’alerte et il fallait agir dans la discrétion.

    Colombine était retenue par un deuxième fil, elle semblait dormir dans les

    airs. L’homme ne pouvait rien distinguer d’autre, car le vent, qui agitait les

    vêtements, empêchait d’apercevoir le système de fixation. En quelques instants, une

    décision fut prise. Depuis le clocher du campanile, un agent de la sécurité prévint

    ses collègues, il allait détacher le filin.

    Un cordon de police se forma autour du plot d’arrimage du câble. Les

    spectateurs furent tenus à distance non sans mal. La foule rechignait à reculer, car le

    spectacle se déroulait là et chacun désirait voir la suite des évènements. Le

    professionnalisme des agents de la cité vénitienne fit merveille. Ils réussirent à isoler

    l’aire d’arrivée des funambules se jetant du haut du campanile.

    La marionnette descendit rapidement. Le filin détaché du corps se balançait

    dangereusement, fouettant l’air. Les spectateurs les plus proches poussèrent

    quelques cris qui ajoutèrent à l’aspect pathétique de la chute du corps de la

    colombine. Quatre hommes au sol amortirent le choc. Il s’agissait bien d’une jeune

    femme ; personne ne tenta de la réanimer, elle était morte.

    Le cercle se resserra autour des policiers, ils durent s’employer pour

    maintenir éloignés les curieux. Le bruit parcourut la place et il se transforma au fil

    des canaux. Une heure plus tard, chacun affirmait qu’une femme s’était suicidée du

    haut du campanile. La rumeur se tenait mieux informée que la police, la

    déformation, volontaire ou non, travestissait la vérité. Personne ne savait pour

    l’instant ce qui s’était réellement produit. L’enquête commençait, les fins limiers

    vénitiens allaient avoir du pain sur la planche.

    #152109

    XIX

    J’errais le long du grand canal, sans but précis, l’esprit à la dérive. La foule

    m’effrayait. Un kaléidoscope de couleurs évoluait devant mes yeux, des gens

    costumés me saluaient dans mon habit d’arlequin. Je fixais l’eau où se reflétait le

    soleil d’hiver, mon coeur aussi épousait la saison. Les palais vénitiens se miraient

    dans l’onde. Chacun avait revêtu ses plus beaux atours pour la fête nocturne et le

    bal de carnaval plongerait les danseurs dans un autre siècle.

    Je cherchais à prendre contact avec l’expatrié, car j’éprouvais un besoin immense de

    me réfugier auprès de lui. Je déambulais dans les ruelles et m’éloignais de l’artère

    principale. Venise me paraissait triste, je revins sur le grand canal. Je fuyais le flot

    humain qui s’emparait de la vieille cité, mais je redoutais aussi la solitude des rues

    étroites. Je ne savais plus où j’en étais.

    Des gondoles passèrent devant moi, elles évoluaient avec leur grâce

    habituelle. À l’intérieur, des couples costumés jouissaient de l’instant présent et

    vivaient des moments de bonheur. Je me prenais à rêver d’un tel scénario avec

    Isabelle. Je crois qu’elle aurait modernisé la scène, elle aimait transgresser la

    tradition. Quelle fantaisie traversait cette femme !

    Les exhibitionnistes défilaient sur l’eau et les quais dans leurs déguisements,

    ils prenaient plaisir à se montrer. Ils étaient venus ici pour être vus et rivalisaient de

    beauté. Ils paradaient et n’hésitaient pas à poser devant leurs admirateurs. Dans ce

    contexte particulier et festif, chacun devenait le voyeur de l’autre et se prenait au

    jeu. J’esquissais un pâle sourire face à l’objectif des photographes, il fallait donner le

    change.

    Isabelle était restée au campanile, je marchais seul dans les rues. Je cherchais

    la place Saint-Marc du regard. Je m’éloignais d’Isabelle, mais je voulais encore la

    voir dans les airs.

    Nous avions décidé de tenter un pari insensé et je visualisais la séquence, un

    peu à sa manière télévisuelle. Par bravade, elle avait accepté d’affronter l’interdit et

    elle s’était engagée dans la folle gageure de descendre le long du filin pour atterrir

    face au Palais des Doges. Jusqu’au dernier moment, elle a cru que j’allais la suivre.

    Je l’ai attachée au câble, elle a enjambé le balustre en se tournant vers moi. À cet

    instant, il m’a semblé qu’elle avait compris, notre histoire commune écrivait ses

    dernières lignes. Isabelle m’a fixé intensément, elle m’a saisi la tête pour

    m’embrasser, j’ai fait de même. Lorsque le baiser a pris fin, j’ai tiré, d’un coup sec et

    violent, sa nuque en arrière. Elle n’a pas bougé, ses vertèbres cervicales ont cédé.

    J’ai poussé mon passé dans le vide, elle avait presque gagné son pari.

    Je n’allais pas payer l’hôtel, avec quel argent d'ailleurs ? La société de

    production d’Isabelle prenait en charge les frais, puisqu’il s’agissait d’un voyage

    professionnel avec le cobaye de l’émission. Le passage à la chambre ne fut qu’une

    simple formalité. Je récupérai mes affaires et sortis le plus naturellement du monde.

    Personne ne me demanda si je partais, les palaces savent cultiver la discrétion et

    mon habit d’arlequin s’avérait un excellent sésame.

    L’expatrié ne se manifestait pas. Son absence m’intriguait, il me mettait à

    l’épreuve. Je devais me débrouiller tout seul et je dus reconnaître que son analyse se

    révéla d’une justesse incontestable. Je devais résoudre par moi-même le problème

    posé et quitter Venise le plus rapidement possible. Isabelle n’était pas funambule, sa

    destinée ne tenait qu’à un fil. Elle avait perdu l’équilibre et sa vie avait basculé dans

    la mort. Maintenant, je me sentais libre et j’allais retourner chez moi.

    #152110

    XX

    Depuis plusieurs jours, sans aucun contact avec lui, l’expatrié me manquait.

    Il revint sans crier gare. Je somnolais lorsqu’il se manifesta. Il me parla des oiseaux.

    Les volatiles le fascinaient, il considérait cette espèce animale comme un essai. La

    créativité différait selon les groupes et les régions ethniques. Il avait fréquenté de

    nombreuses catégories. Sa mission l’avait amené à côtoyer les individus les plus

    divers. J’expliquai à mon compagnon qu’il existait une classification catégorielle. Il

    me répondit que cette organisation reposait sur du vent.

    L’humanité identifie quelques caractéristiques et place dans une case ceux qui

    possèdent des points communs. Il faudrait plutôt tenir compte des différences.

    Elles se révèlent souvent essentielles. Parfois, l’expatrié me déroutait. Je ne savais si

    je devais attribuer ce flottement à ma somnolence ou à ses propos.

    Il revint sur les bêtes à plumes, il les trouvait chargées de symboles. Je me

    rangeai à son opinion. De nombreux mythes stimulaient l’imaginaire. Les légendes

    s’entouraient de volatiles. L’homme s’est longtemps demandé par quelle magie

    l’oiseau volait. Icare s’y était essayé et bien d’autres après lui.

    Il s’attarda sur la colombe. Il développa ce qu’il appelait « le paradoxe de la

    colombe ». Il m’exposa son point de vue et déclina sa théorie. Il trouvait que dans

    nos sociétés, nous avions érigé la faiblesse en symbole. Il me relata des situations

    où la colombe prenait le parti de fuir devant l’agression. Je lui rétorquai qu’il

    s’agissait de protéger la paix. Il reprit son exposé en m’expliquant que cette espèce

    ne s’affirmait pas. Elle n’existait que dans la confrontation puisque deux colombes

    ne partageaient pas un grain de blé ; seule la première profitait de la manne. Le

    paradoxe résidait dans le choix de cet animal comme symbole de paix et de pureté.

    Je me trouvais à court d’arguments, il passa à un autre volatile.

    Le corbeau se plaçait dans l’espèce des mal-aimés. L’uniformité de son

    plumage et l’austérité de son allure n’incitaient guère à le côtoyer. Il occupait

    souvent les esprits par ses noirs desseins. La lâcheté épistolaire s’était attribuée son

    nom. On aurait pu lui adjoindre la prudence, approcher le corbeau n’est pas une

    mince affaire.

    À ses yeux, la pie en noir et blanc et le coucou gris se singularisaient par leur

    comportement. La pie était renommée pour le bavardage et le chapardage, les

    objets brillants l’attiraient. Il s’agissait d’une légende tenace, je n’avais jamais pu

    observer de tels faits. Le coucou s’apparentait à un usurpateur, il squattait le nid des

    autres en y posant ses oeufs.

    La fatigue m’empêchait de me concentrer sur les déclarations de l’expatrié. Il

    constata que le monde des oiseaux ne me passionnait pas, il s’employa alors à

    captiver mon attention défaillante. Il compara ces animaux à la préhistoire. Il

    pensait qu’il existait un abîme entre les volatiles et le reste de la civilisation

    humaine.

    Il me montra tout le parti que l’homme tirait de l’animal. Le pigeon voyageur

    l’amusait, au même titre que les flux migratoires. Il trouvait ces grandes

    transhumances folkloriques et souvent inutiles. Décidément, nous divergions dans

    l’approche des phénomènes.

    Il me fit part de sa surprise en comparant le faucon et la chouette. Le

    premier se remarquait par ses qualités de chasseur. Dans certains pays, il faisait

    l’objet d’un culte, le dieu Horus figurait dans ce panthéon. La chouette s’était

    retrouvée vouée aux gémonies, malgré sa réputation de sagesse. Elle finissait son

    existence clouée sur des portes par des jeteurs de sort.

    Je m’interrogeais de plus en plus, l’expatrié investissait le règne animal. Sa

    présence à mes côtés m’enrichissait davantage. Il évoqua le manchot qu’il

    considérait très maladroit. Il me prouva que la nature se trompait. La procession de

    l’oiseau sur la banquise se résumait en un seul mot : survie.

    J’aurais préféré qu’il me parle du huitième soleil. Je rêvais éveillé. Je voulais

    entreprendre le voyage avec lui, partir à tire d’ailes vers ce paradis, un endroit à ma

    démesure, un lieu où je pourrais exister hors du regard des autres, en marge du

    jugement des hommes.

    Je continuais d’écouter l’orateur qui utilisait un ton familier. Sa description

    du paon rappelait celle du petit ministre. Il paradait en faisant la roue avec sa queue,

    ses plumes multicolores se positionnaient en éventail. Il nommait l’attitude de

    l’oiseau « la fierté de l’inutile ». Il avait raison, la similitude sautait aux yeux. Je me

    demandai qui s’inspirait de l’autre.

    L’expatrié poursuivit son voyage à travers les Andes. Le condor y était

    sacralisé alors qu’il n’était qu’un charognard. Les peuples andins avaient compris la

    complémentarité des espèces et le condor s’avérait un maillon indispensable. En

    Indonésie, l’aigle Garuda était devenu l’emblème de la Nation. Cette représentation

    de la monture de Vishnu avait été empruntée à l’hindouisme.

    Nous philosophâmes jusqu’au bout de la nuit. Au petit matin, le sommeil

    nous sépara. Je dormis longtemps à en perdre la notion du temps. L’expatrié parti,

    il ne me resta plus qu’à attendre sa prochaine visite, son retour du huitième soleil.

    #152111

    XXI

    La police italienne prit rapidement le relais du service d’ordre. L’organisation

    voulait se montrer à la hauteur de la situation. Pendant quelques jours, Venise

    serait le centre de toutes les attentions, monsieur Carnaval oblige. Il fallait présenter

    au monde le meilleur visage de la cité. L’affaire s’engageait mal, cette femme aurait

    pu choisir un autre endroit pour mourir, se dit le jeune inspecteur Massimo Laviso.

    Il venait de fêter ses vingt-six ans et commençait sa carrière. Il travaillait sous les

    ordres du commandant Licci, un brave homme un peu autoritaire.

    Massimo battit le rappel des policiers en faction dans le quartier. Il devait

    renforcer le périmètre d’isolement par la mise en place d’un cordon de sécurité plus

    épais et plus compact. La foule agglutinée ne se lassait pas de voir et revoir le

    cadavre blanc allongé sur les dalles de la place. Les badauds attendaient dans

    l’espoir d’accéder à l’attraction du jour, les flashes crépitaient. Chaque photographe

    espérait réaliser le scoop du carnaval, l’image la plus insolite.

    Lorsqu’il put examiner de près la dépouille, il fut interpellé par

    l’extraordinaire beauté de cette femme. Il ne pouvait s’agir que de l’acte d’un amant

    éconduit, pensa-t-il. Le teint hâlé d’Isabelle Rivet ressortait sur le tissu blanc du

    costume de colombine. Massimo voulait comprendre, mais il fallait d’abord

    identifier la défunte. Un travail de fourmi attendait le jeune inspecteur. Qui était

    cette blonde inconnue, suspendue entre deux mondes, qui s’était offerte à la vue

    des caméras de la planète entière ?

    Colombine gisait dans sa robe immaculée sur le dallage de la place Saint-

    Marc. Quelques pigeons téméraires tentèrent une approche, mais ils furent

    rapidement convaincus qu’il valait mieux rebrousser chemin et sévir dans d’autres

    quartiers. Un policier, uniquement reconnaissable à son brassard, enleva le masque

    de la victime.

    Massimo Laviso venait de prendre contact avec la vraie vie au sein d’une

    unité de police et il percevait ce qui l’attendrait désormais dans son métier. Le

    visage confirmait l’impression générale, malgré l’empreinte de la mort. Il dégageait

    un éclat particulier. Cette femme est marquée du sceau des gens racés, pensa le

    jeune inspecteur, quel gâchis de disparaître dans la fleur de l’âge ! Elle devait

    approximativement être âgée d’une trentaine d’années. Il était certain de ne l’avoir

    jamais vue, son visage ne lui disait rien. Il possédait un don qui lui permettait

    d’identifier une personne entrevue seulement quelques secondes des années

    auparavant. Dans sa profession, cela constituait un atout de premier ordre.

    Il demanda autour de lui si quelqu’un la connaissait. Il n’obtint pas de

    réponse. Les curieux, maintenus à distance, n’apercevaient aucun détail. Ils ne

    distinguaient qu’une forme blanche et une chevelure blonde. Cette inconnue

    intriguait Massimo, il ne pouvait mettre un nom sur ce visage d’ange. La jeune

    femme ne devait pas être de nationalité italienne, elle ne ressemblait pas aux

    beautés transalpines. Il penchait pour une fille du Nord, une Scandinave ou une

    ressortissante d’un pays de l’Est. L’effondrement du bloc communiste et

    l’ouverture des frontières permettaient à ces citoyens, libérés du rideau de fer, de

    voyager plus facilement. Oui, elle semblait être d’origine slave.

    Le jeune inspecteur se perdait toujours en suppositions, lorsqu’un bateau

    accosta sur le quai situé au bout de la place Saint-Marc. Il ne l’avait pas entendu

    arriver. Quatre policiers débarquèrent, déplièrent un brancard et se dirigèrent vers

    le campanile. L’attroupement leur servit de repère et ils se frayèrent un passage en

    usant du sifflet et de l’uniforme. Une trouée se formait devant eux et se refermait

    immédiatement. Ils disposèrent la civière à proximité de la jeune femme. Ils

    ouvrirent un sac vert et glissèrent le cadavre à l’intérieur. La fermeture éclair scella

    la housse mortuaire dans un bruit sec.

    Ils surélevèrent le brancard qui se transforma en chariot, puis le cortège se dirigea

    vers l’embarcation où le pilote attendait ses collègues. Le linceul vert se confondait

    avec la couleur de l’eau de la lagune. Seule l’écume formée par les hélices et la

    signalisation des carabinieri, peinte en blanc sur la barque, contrastaient dans ce

    tableau verdâtre. Isabelle accomplissait un voyage ultime et imprévu. Pendant ce

    temps, les festivités se réapproprièrent la place Saint-Marc, le carnaval reprenait ses

    droits après un bref intermède.

    #152112

    XXII

     La nouvelle se propagea rapidement parmi les différents services de police

    chargés de la sécurité dans la cité des Doges. Les fantasmes allaient bon train sur

    l’identité de l’inconnue du campanile. La belle blonde hérita de ce surnom qui

    coulait de source. Elle méritait cette appellation et son exhibition aérienne laisserait

    un souvenir pérenne dans les esprits des machos italiens.

    Le bureau du commandant Licci s’apparentait à une tour de contrôle, il y

    régnait une effervescence inhabituelle. Les hommes défilaient, les ordres fusaient, la

    mécanique semblait bien huilée. Gilles et Sagol, présents dans la pièce, analysaient

    d’un oeil expert le déploiement des moyens et l’orientation choisie par leurs

    homologues transalpins. Les premières constatations plaçaient les méthodes de

    travail sur un pied d’égalité. Les affaires criminelles se ressemblaient de chaque côté

    des Alpes.

    Les deux gendarmes restaient volontairement sur la réserve, ils respectaient

    leur rôle d’invités privilégiés. Ce comportement leur coûtait, car ils préféraient

    l’action à l’observation. Cela ne les empêchait nullement d’avoir quelques idées sur

    la direction à donner aux investigations. Ils échangeaient leur point de vue sur le

    sujet lorsque le commandant Licci s’approcha d’eux. En toute simplicité, il déclara

    que les Français, disposant de toutes les compétences requises, participeraient à la

    recherche de la vérité. Les deux hommes sourirent et se joignirent à la cellule qui

    planchait dans un coin de la pièce. Ils appréciaient la complicité de leur collègue

    Licci et sa volonté de les intégrer. Le séjour se déroulait dans un excellent état

    d’esprit.

    Chaque année, Venise enregistrait un grand nombre de meurtres et de

    suicides. Cependant, l’affaire de la colombine, suspendue à un câble du campanile,

    se révélait unique. La police n’avait jamais été confrontée à une situation de ce

    genre. De nombreux dépressifs romantiques choisissaient la cité lacustre pour en

    terminer avec les difficultés terrestres. Ils voulaient finir en beauté et marquer d’un

    ultime message leur départ pour un ailleurs.

    Licci prenait connaissance des maigres éléments recueillis. Le mystère restait

    entier et la partie s’annonçait difficile. La ville accueillait chaque année plus de

    douze millions de touristes. Le carnaval drainait des milliers de visiteurs et le pic de

    fréquentation se produisait à ce moment-là. Il fallait composer avec tous ces

    paramètres pour tenter de comprendre ce qui s’était réellement passé et identifier le

    ou les coupables.

    Dans l’attente des premiers résultats de l’autopsie, Licci et ses collègues français

    visionnèrent les premières photos. Une trentaine de clichés avaient été disposés sur

    une table en verre. Les trois hommes les scrutèrent attentivement, mais ils ne

    révélèrent rien de passionnant ; pas le moindre indice à se mettre sous la dent. Une

    série montrait la jeune femme, avec ou sans son loup noir sur le visage, étendue sur

    les pavés. D’autres épreuves avaient immortalisé la victime durant sa descente sur le

    filin. Les photographes s’étaient focalisés sur la colombine. Aucun cliché ne

    permettait d’examiner une vue d’ensemble et surtout le sommet du campanile.

    – Il serait intéressant de voir le balustre au moment où la femme bascule le

    long du câble, déclara Gilles.

    Le commandant Licci convint de la nécessité de récupérer d’autres photos

    prises à ce moment-là. Il décida de solliciter les professionnels concernés et

    ordonna à ses hommes de recenser et d’auditionner les journalistes de télévision et

    les photographes de presse. Il lui paraissait impensable qu’aucune preuve n’ait été

    enregistrée dans la mémoire d’un appareil numérique ou d’une caméra. La loi des

    nombres l’incitait à espérer que le salut viendrait d’une photo de la scène du crime.

    Toutes les troupes disponibles connaissaient leur objectif. Elles s’apprêtaient

    à recueillir les déclarations des témoins et à visionner tout ce qui se rapportait à ce

    meurtre. Aucune piste ne devait être écartée sans en référer aux autres membres de

    la cellule. La machine se mettait en place et aucun journaliste n’échappa à la

    question. Les rencontres avec les reporters, caméramans et photographes de presse

    se déroulèrent dans une saine ambiance de collaboration. Quelques-uns tentèrent

    d’en apprendre plus un peu plus, la chasse au scoop sévissait aussi en Italie.

    Les sbires de Licci ne lâchèrent rien, ils savaient être volubiles et se taire, une

    spécialité latine, en quelque sorte. Le visionnage des films ne donna rien de concret,

    un seul enregistrement, d’un caméraman de la RAI, montrait le balustre du

    campanile. Ils purent repérer la présence d’un personnage près de la colombine,

    mais malheureusement, l’ombre ne permettait pas de distinguer clairement cette

    silhouette. Le commandant tempêta contre le sort et les métiers de l’image.

    – Tous des moutons de Panurge ! Ils filment la même scène alors que le

    véritable événement se déroule ailleurs.

    D’autres enquêteurs interrogèrent le personnel du campanile. Chaque jour,

    des centaines de personnes défilaient et leur mémoire n’enregistrait pas le visage de

    tous ces visiteurs. La caissière ne se souvint pas d’avoir vendu un billet à la jeune

    femme blonde. En outre, son déguisement empêchait d’affirmer qu’on l’avait vue,

    surtout en cette période de carnaval où l’on comptait de nombreuses colombines.

    L’employée précisa que l’accès à la tour avait été interrompu pendant une trentaine

    de minutes afin de permettre la descente de la vraie colombine, celle qui ouvre les

    festivités sur la place chaque année. La victime avait probablement profité de son

    costume pour arriver à tromper la vigilance des gardiens et monter jusqu’au clocher

    malgré la surveillance.

    Les policiers firent une découverte importante. Les gardes affectés au

    sommet du campanile acceptaient quelques personnes pendant le spectacle. Ils

    avouèrent la présence de trois ou quatre individus, mais ils ne purent en décrire

    aucun. Ils bafouillèrent en expliquant que cela ne représentait aucun danger si le

    nombre de spectateurs était restreint. Ils mesuraient à présent les conséquences de

    leur erreur d’appréciation.

    Désormais, les enquêteurs devaient essayer de retrouver les trois ou quatre

    témoins de la scène. Autant chercher une aiguille dans une meule de foin !

    Toutefois, ils avancèrent une hypothèse. Si quatre personnes au maximum se

    trouvaient dans le campanile, l’une d’entre elles étant partie par les airs,

    logiquement, il en restait trois. Il aurait fallu disposer d’un signalement précis, mais

    les gardes ne parvenaient même pas à affirmer s’il s’agissait d’hommes ou de

    femmes et dans quelles proportions. Cette piste se transforma rapidement en

    impasse.

    Un travail de fourmi s’effectuait pendant que les marquis et les princesses

    s’en donnaient à coeur joie et vivaient tranquillement leur passion. Le carnaval

    battait son plein et les enquêteurs croisaient des centaines de gens costumés. Qui se

    cachait derrière les masques de la fête ? Ils n’obtinrent pas de réponse, la

    dissimulation avait envahi le pavé vénitien.

    La tournée des hôtels n’apporta pas de meilleurs résultats. Du plus délabré

    au plus luxueux, aucun ne se souvenait du visage de colombine. Les portiers

    scrutèrent les photos en vain et l’inconnue du campanile resta mystérieuse pour eux

    aussi. La difficulté résidait dans le fait qu’un nombre important de touristes se

    présentait dans les pensions et les palaces en tenue de carnaval. Cela apportait un

    peu de piment et de mystère, la clientèle adorait se projeter dans une autre époque.

    Le déguisement participait à ce dépaysement, le jeu de rôle se substituait au

    quotidien.

    Dans son bureau, Roberto Licci s’assombrissait davantage au fur et à mesure

    que ses subordonnés lui transmettaient leur rapport. Il devinait, à la mine de ses

    collaborateurs, le résultat de leurs investigations et il enrageait de piétiner dans cette

    enquête. En bon policier, il détestait ne pas trouver de solution au problème posé.

    L’énigme de la jeune femme blonde le fascinait. Il attendait les enquêteurs envoyés

    sur les îles, au Lido et à la Punta sabioni, car il ne fallait rien négliger, la colombine

    résidait peut-être à l’extérieur de la cité.

    Sagol et Gilles demandèrent à examiner le cadavre. Ils procédaient toujours

    ainsi, ils arrivaient à faire parler les morts. Ils faisaient entièrement confiance à leurs

    collègues italiens, mais ils savaient par expérience que la vérité se cache parfois dans

    un détail infime qui en révèle d’autres. Cette méthode permettait d’envisager

    l’enquête sous un angle différent et la vision de l’affaire s’en trouvait chamboulée.

    Ils partirent en direction du service médico-légal qui devait pratiquer

    l’autopsie de la victime. La beauté cadavérique de la jeune femme perturba les deux

    hommes, elle rayonnait dans sa froideur. En dépit de leur grande expérience

    criminelle, leur rendez-vous à la morgue les troubla. Ils ne desserrèrent pas les

    dents pendant de longues minutes. Sagol, le premier, rompit le silence. Il déclara

    que ce visage lui semblait familier, mais sa mémoire visuelle ne lui permit pas

    d’approfondir. Gilles éprouvait la même sensation. Il pensait qu’il fallait transmettre

    une photo au service de l’identité judiciaire, car il s’agissait peut-être d’une

    ressortissante française. Ils prirent congé du médecin légiste, qui préparait

    minutieusement son matériel.

    Dans les locaux policiers, plus particulièrement dans le bureau de Licci,

    l’ambiance n’était pas à l’euphorie. Les enquêteurs étaient revenus des îles et ils

    rentraient bredouilles. Aucune prise, pas une touche, rien ! Le ciel s’obscurcissait

    au-dessus d’eux et les autorités ne tarderaient pas à réclamer des résultats.

    L’éternelle exigence des politiciens allait s’exprimer, ils voulaient des têtes pour

    satisfaire l’électorat.

    Les hommes du commandant Licci effectuaient des recoupements auprès

    des gondoliers. Eux aussi voyaient et entendaient beaucoup de choses au fil de

    l’eau. Ils étaient souvent témoins de confidences échangées sur les banquettes des

    gondoles, dans le tumulte du grand canal ou dans le calme des petites passes. Les

    amoureux oubliaient le reste du monde et se laissaient aller à parler librement en

    présence de leur guide. Cependant, les gondoliers arrivèrent aux mêmes constats, ils

    ne pouvaient identifier avec certitude un individu masqué et costumé. La difficulté

    se révélait de plus en plus insurmontable.

    Les amis des pigeons ne furent guère loquaces. Ils braillaient davantage lors

    de la vente des sachets de graines de maïs. À la demande de Sagol, Licci envoya des

    hommes questionner les grainetiers de Saint-Marc. Les policiers interrogèrent sans

    succès une dizaine de vendeurs : ils avaient vu au moins cinquante colombines. Le

    carnaval protégeait les assassins, l’anonymat permettait tous les forfaits.

    #152113

    XXIII

     Ce matin-là, je me réveillai en pleine forme, le sommeil réparateur avait fait

    son oeuvre. L’expatrié m’attendait. Il voulait m’emmener sur un autre continent :

    l’Afrique. Comme à l’accoutumée, il attaqua le sujet par le petit bout de la lorgnette.

    Sa perception et sa sensibilité très particulières l’amenaient à me présenter les

    choses sous des angles insolites. Je m’installai à califourchon sur deux oreillers, le

    dos appuyé contre le mur. Je me sentais à mon aise dans mon lit, je pouvais tout

    entendre, je désirais tout comprendre.

    Il aborda les côtes africaines en me proposant de revêtir les nombreux

    masques de l’ouest du continent noir. J’avoue que l’origine et le sens des différents

    attributs, qui composaient ces déguisements, ne me préoccupaient guère. Je me

    rendis à l’évidence, ma culture africaine présentait de sérieuses lacunes. Dans

    l’immensité des pays qui la constituent, l’Afrique recèle des mystères. L’expatrié

    m’expliqua longuement la signification des parures et des rites s’y rattachant.

    Les masques représentent d’innombrables fantasmes pour le non-initié. Il

    commença par me parler de l’expression privilégiée que revêtaient ces

    accoutrements pour ces peuplades de tradition orale. Les rituels, élaborés par les

    tribus, montraient la palette des représentations du symbolisme. Bien sûr, la guerre

    se réservait une place de choix parmi les fêtes et le travestissement servait à mimer

    la victoire sur l’ennemi. Ici, l’adversaire immédiat était le village voisin. On se battait

    pour la survie, on se combattait pour la possession des terres et de l’eau, ce bien si

    précieux.

    D’autres incantations entouraient les cérémonies masquées. Il s’agissait

    parfois d’invoquer des forces divines pour obtenir la fécondité et la descendance.

    Le masque porté par un homme représentait la virilité et les femmes en transes se

    frottaient et se déhanchaient pour capter l’énergie qui permet d’enfanter. Une

    épouse stérile se trouvait rapidement répudiée ou ramenée à un rang subalterne de

    servante. Les jeunes filles rêvaient souvent, la fertilité occupait leurs esprits.

    Je recueillais avec la plus grande attention les propos de mon compagnon. Je

    me délectais de ces anecdotes qui me plongeaient dans des pays inconnus. Je

    voyageais dans les déserts de sable, m’arrêtant dans des oasis de verdure. Je voguais

    sur des fleuves mythiques m’abritant sous des arbres géants. La jungle et sa faune

    me regardaient passer, l’escapade se poursuivait. Les savanes, brûlées par un soleil

    de plomb, recelaient des trésors que les griots transmettaient de génération en

    génération.

    L’expatrié ne comprenait pas grand-chose à l’amour, la passion humaine lui

    était étrangère. Il décrivait les masques ayant trait à ces thèmes avec sa vision

    personnelle. Le sentiment amoureux se superposait à la danse, la séduction devait

    conduire le soupirant à obtenir les faveurs de la belle. Un rituel élaboré codifiait les

    mouvements et devait susciter du désir dans les yeux des protagonistes. Des

    breuvages s’ajoutaient pour amplifier la révélation de l’amour.

    Je commençais à comprendre la complexité des sociétés africaines et mon

    jugement se trouva fortement modifié. Une fois de plus, l’expatrié savait m’amener

    à la réflexion. Sa présentation paraissait simpliste, mais je constatai qu’il n’en était

    rien. Chaque détail reflétait l’âme d’un peuple, il suffisait de s’en imprégner. La

    tradition omniprésente facilitait l’accès à ce monde étrange. Il fallait observer et

    retenir pour transmettre, tel se voulait le message.

    Des tribus pratiquaient le culte des morts, le masque était une réincarnation

    d’un défunt. Ici, la sorcellerie prenait souvent le pas sur le réel, il s’agissait

    d’invoquer les âmes disparues. On voilait sa propre image pour se confondre dans

    un vertige. Le danseur se métamorphosait et devenait un autre. La magie et le

    surnaturel prenaient possession des lieux, le symbolisme était poussé à son

    paroxysme. Le mimétisme amenait à se transformer jusqu’à l’incarnation de

    l’ancêtre. Le miracle accompli, les augures prédisaient du bien pour la communauté,

    la prospérité se gagnait par l’effort, la cérémonie y participait.

    Certains accoutrements protégeaient et guérissaient. Ils étaient souvent

    confectionnés par des sorciers et des marabouts suivant des prévisions

    astrologiques. Ils pouvaient appeler la pluie pour mettre fin à la sécheresse et

    endiguer la famine. Les adorateurs du cosmos se pliaient à ces coutumes. La magie,

    le surnaturel et le désir se mêlaient, les masques profanes ou sacrés se côtoyaient.

    Leur but était de rassembler et de souder les villageois, afin de résister aux calamités

    et aux dangers présents et futurs. Les légendes circulaient et participaient à la

    sacralisation des cérémonies. Il en était ainsi depuis des temps immémoriaux.

    Les maquillages, tatouages et scarifications faisaient partie intégrante des

    fêtes. Certaines ethnies se servaient du corps pour exprimer de manière artistique

    toute la gamme des sentiments. Ils représentaient l’incarnation de l’invisible et

    aidaient l’homme dans sa quête de sens.

    Synonyme de puissance et de force pour son détenteur, il générait l’envie, il

    fédérait aussi par la liesse et la danse. Le masque était tout cela. L’initiation

    marquait l’entrée dans le cercle social. Le jeu et la créativité permettaient un accès

    ludique à tous. Chaque ethnie possédait ses codes et ses clés pour ouvrir la porte. Il

    fallait appartenir à la tribu ; sans elle, point de salut.

    Les heures passaient inexorablement et je n’avais pas le huitième soleil pour

    m’éclairer. Je ne bougeais pas, l’expatrié me fascinait. Il savait me captiver et

    m’obliger à concentrer mes énergies vers lui. Il lui restait tant de choses à me faire

    connaître. Aurions-nous assez de temps ?

    #152114

    XXIV

    Je me trouvais à bord du train qui me ramenait à Paris. Venise s’éloignait

    sous le soleil couchant, la lagune avait englouti mes rêves. Mon départ de l’hôtel

    s’était déroulé sans souci. J’avais rassemblé nos affaires dans la chambre et j’étais

    sorti comme j’étais entré. Mon costume d’arlequin et mon masque m’avaient

    permis d’évoluer incognito pendant le carnaval et c’est dans cet accoutrement que

    j’avais pris place dans le compartiment-couchette que je venais d’échanger à la gare.

    La préposée n’avait prêté aucune attention à ma tenue, elle devait en voir de toutes

    sortes pendant les festivités.

    Je revécus à mes derniers moments dans notre suite et cela me glaça le sang.

    J’avais pris une douche, mu par un besoin compulsif de me purifier, comme si

    j’avais été souillé par ce qui s’était produit. Sous le rideau de pluie de la salle de

    bains, je devinais la présence d’Isabelle, ma compagne, ma colombine vénitienne.

    Cette vision cauchemardesque me procura un mal de tête qui ne se dissipa qu’en

    alternant les jets d’eau froide et bouillante.

    La dernière nuit de folie passée ensemble me revint en mémoire. Isabelle m’avait

    poussé à la limite de mes capacités amoureuses. Elle n’avait pas quitté son masque

    de la soirée, elle avait endossé une autre personnalité. Le déguisement l’avait

    transformée et elle l’avait incitée à assouvir quelques fantasmes inédits de sa part.

    Elle s’était dévêtue et avait circulé dans la suite, portant pour tout vêtement, un

    loup ajusté sur son visage et son parfum obsédant : un Chanel, le numéro cinq, je

    crois.

    Exhibitionniste et provocatrice, elle avait commandé du champagne et elle

    avait ouvert au garçon d’étage dans cette tenue. Ensuite, elle s’était promenée sur le

    balcon qui donnait sur le grand canal, une flûte de Mumm Cordon Rouge aux

    lèvres. Saisie par le froid, la chair de poule l’avait gagnée jusqu’au bout des tétons

    qui avaient durci et pointaient outrageusement. Elle était rentrée et s’était précipitée

    sur moi comme une furie, sa soif de sexe s’était déchaînée. Elle avait hurlé pendant

    chaque orgasme et avait crié trois fois à faire trembler les eaux du grand canal.

    Le train roulait à vive allure. Nous venions de dépasser Lyon et dans deux

    heures, j’arriverais dans la capitale. J’avais jeté par la fenêtre mes oripeaux

    carnavalesques. Je ne voulais rien garder de ce tragique périple, je désirais tourner la

    page le plus rapidement possible.

    Isabelle méritait son châtiment. Elle avait usé de moi et avait fini par se

    brûler à mon contact. La vie à crédit impose de payer capital et intérêts, tôt ou

    tard ; elle avait soldé son compte, suspendue au câble du campanile.

    Je réfléchissais à la suite des évènements. Le bruit sourd des roues sur les

    rails rythmait ma réflexion. Personne ne savait que nous étions partis ensemble ;

    oui, mais pour combien de temps ? Je possédais quelques longueurs d’avance, mais

    l’étau risquait de se resserrer très vite autour de moi. Cela me laisserait un peu de

    latitude pour organiser ma fuite, mais je ne savais pas trop où aller sans éveiller des

    soupçons. Je devais choisir un endroit insolite, car je pourrais mieux brouiller les

    pistes en me comportant en dehors de toute logique.

    La raison m’imposait de trouver refuge dans la capitale. Paris offrait un panel

    inépuisable de possibilités, mais cela paraissait trop évident. La police me trouverait

    en un rien de temps, elle fourmillait. Il m’apparut incontestable que les recherches

    allaient d’abord s’orienter vers nos amis communs, ensuite viendrait le tour des

    relations d’Isabelle. Je me doutais que l’appartement familial ferait l’objet d’une

    surveillance discrète et la ligne téléphonique serait mise sur écoute. Je décidai donc

    de quitter la ville lumière et de me cacher dans la maison de campagne d’un ami de

    mes parents. Mon idée me sembla la meilleure compte tenu du contexte présent.

    Le bruit des roues sur les rails résonnait de plus en plus fort dans ma tête. Je

    cherchais le contact avec l’expatrié, lui seul me donnerait la solution du problème.

    Mon crâne devenait trop petit pour moi et j’aurais voulu transformer mon être

    pour ne plus souffrir en esclave de ce corps.

    #152115

    XXV

    Le rapport d’autopsie se trouvait entre les mains du commandant Licci. Luigi

    Antonioni, directeur de la sécurité de la région de Vénétie, le commissaire Genaro

    Biasini, patron des polices de Venise, ainsi que les deux gendarmes français

    l’avaient rejoint dans son bureau. Tout ce beau monde analysa chaque terme du

    document avec minutie. Le compte rendu du médecin légiste s’étendait sur un

    double feuillet, le moindre détail y était consigné.

    Ces hommes, rompus aux crimes les plus atroces et parfois les plus insolites,

    manifestèrent une certaine surprise à la lecture de certains paragraphes rédigés par

    le spécialiste post mortem. L’expertise précisait que la rupture de deux vertèbres

    cervicales avait provoqué le décès et la mort avait été instantanée. La jeune femme

    avait succombé quelques instants avant de se balancer au bout du filin. Les policiers

    refirent dans leurs têtes les gestes de l’assassin. Ils en conclurent qu’il avait enchaîné

    très rapidement l’exécution et l’installation de la victime sur le câble.

    Cette dernière avait absorbé une quantité importante de champagne et pris

    de la cocaïne. Le commandant Licci, qui lisait à haute voix pour ses confrères et

    supérieurs, se hasarda à un commentaire. Sa surprise ne provenait pas de cette

    révélation. Un grand nombre de personnes de cette génération consommait des

    drogues et les doses variaient selon le milieu du consommateur. Par ailleurs, la

    colombine n’avait subi aucune violence sexuelle. Cependant, son étonnement

    résidait dans la découverte de deux boules de geishas dans le vagin de la jeune

    femme.

    Ses collègues, stupéfaits par cette découverte, estimèrent que cet élément

    apportait un éclairage nouveau à l’affaire. Une photo était jointe au rapport et

    chacun put voir deux boules rouges, de la grosseur d’une bille de flipper, reliées par

    un cordon et posées à côté du string blanc de la victime. Les enquêteurs,

    interloqués, se regardèrent. Certains ne connaissaient pas cet accessoire sexuel.

    Licci, plus documenté que ses confrères, fournit des précisions sur l’usage

    qu’en faisaient les courtisanes japonaises. Contrairement à une idée répandue, les

    hommes les introduisaient dans leur propre anus. Le déplacement des billes à

    l’intérieur des sphères provoquait une excitation et une sensation au niveau de la

    prostate. Les Italiens ne se privèrent pas d’ajouter des commentaires imagés, les

    boules de geishas exacerbaient les fantasmes masculins. Depuis, elles étaient

    devenues des gadgets féminins et leur utilisation ne se cantonnait pas à un seul

    orifice, tous les usages pouvaient être envisagés.

    L’enquête prenait un tournant imprévu. Cette information modifiait

    l’approche du crime, car il ne s’agissait plus d’un incident d’ordre touristique. Les

    policiers italiens décidèrent d’orienter leurs investigations vers le monde de la nuit

    et surtout celui de la prostitution de luxe.

    Sagol et Gilles adhéraient à ce raisonnement, mais leur prudence légendaire

    leur soufflait de ne pas abandonner les autres pistes. La vérité pouvait se cacher

    derrière des apparences ou un mensonge insoupçonnable, il convenait de se méfier

    des évidences.

    Les call-girls ciblaient une clientèle huppée et l’inconnue du campanile

    pouvait appartenir à un réseau sévissant à Venise pendant la période du carnaval.

    Sagol et Gilles cogitaient depuis un moment et, pour eux, ce scénario ne collait pas.

    Les prostituées de luxe ne se promenaient pas dans la cité des Doges avec des

    boules de geishas dans le bas-ventre. La rue ne constituait pas leur terrain de

    chasse ; ce genre de service était tarifé et pratiqué dans les palaces. À l’évidence, il

    s’agissait d’autre chose. Les deux gendarmes ne voulaient pas froisser leurs

    homologues et ils choisirent le moment opportun pour leur faire part de leurs

    hypothèses.

    Les Italiens décidèrent de faire un tour de table pour confronter les divers

    points de vue. Gilles s’exprima le premier. Au fil des années, il avait pris de

    l’assurance. Il abonda longuement dans le sens de ses amis transalpins et, en bon

    diplomate, il se permit d’émettre un avis plus personnel. Il disséqua chaque thèse et

    mit en parallèle l’argument le plus favorable et l’objection la plus pertinente. Il

    voulait amener ses auditeurs à son avis sans vexer quiconque.

    Ce diable d’homme fit mouche lorsqu’il aborda la perspective d’une

    organisation structurée. Le jouet des courtisanes japonaises posait problème. Une

    call-girl s’amusant ainsi en plein carnaval paraissait peu probable et tous en

    convinrent. Il restait à comprendre pour quelle raison la mort avait surpris la

    coquine colombine en haut du campanile.

    Gilles passa le relais à son ami Sagol qui embraya sur les proxénètes

    originaires des anciens états du bloc soviétique. Il rejeta lui aussi cette supposition

    en expliquant que les méthodes mafieuses de ces individus se révélaient plus

    cruelles. Les tortures qu’ils infligeaient s’inspiraient des triades chinoises, mais sans

    ses raffinements. Le chantage aux enfants restés au pays demeurait la première

    arme dissuasive. Cependant, elle était rapidement relayée par une élimination

    radicale, perpétrée selon une mise en scène digne des pires films d’horreur, afin de

    terroriser les autres filles. L’empathie n’effleurait même pas ces barbares, alors que

    l’exécuteur de l’inconnue du campanile avait fait preuve d’un certain romantisme.

    La coopération se trouva renforcée après l’intervention remarquée des deux

    gendarmes. Leur esprit d’analyse, de synthèse et leurs propositions séduisirent leurs

    collègues transalpins. Les deux hommes venaient de gagner l’estime et l’amitié des

    responsables vénitiens. Désormais, ils travailleraient main dans la main.

    #152116

    XXVI

    Le docteur Lionel Bourdin effectuait sa visite quotidienne, y compris celle

    des malades isolés en cellule. Il partait en vacances à la fin de la semaine et cette

    perspective le rendait de fort bonne humeur. Il s’attarda plus que de coutume

    auprès de Rodrigue. Ce dernier marmonnait des mots incompréhensibles. Le

    médecin s’approcha et le jeune homme réagit immédiatement en adoptant une

    position foetale. Le praticien essaya de le rassurer par des gestes mesurés, mais

    Rodrigue ne bougea pas. Il restait sur ses gardes dans un coin de la pièce. Il se

    rappelait les séances de douche froide administrées sur l’ordre de ce tortionnaire.

    Le docteur se saisit d’un calepin à spirale. Rodrigue tenta de retenir son bras, mais il

    ne fut pas assez prompt. Lionel Bourdin prit deux autres cahiers et salua son

    malade qui continua à se murer dans le silence. La porte se referma sur l’homme

    foetus.

    Arrivé dans son bureau, le praticien ouvrit le premier carnet et sa surprise fut

    totale. Il s’attendait à trouver un ramassis d’inepties, mais la lecture des feuillets lui

    révéla une toute autre histoire. Lionel Bourdin n’aimait pas Rodrigue pour une

    seule raison, il avait été le chouchou du professeur Péruchet. À ce titre, il lui faisait

    payer aujourd’hui les faveurs passées, octroyées par son maître au jeune Rodrigue

    Bonifay.

    Néanmoins, la prose de ce dernier le sidéra. Il était rentré dans le récit et

    déambulait parmi les paragraphes. Sa première réaction dissipée, il appela ses

    assistants ainsi que le personnel infirmier et demanda que le patient soit toujours

    approvisionné en crayons et cahiers. Il réexamina le protocole de soins, il voulait

    rendre toute sa lucidité à Rodrigue.

    Le docteur venait de dévorer le carnet consacré à l’Afrique et ses masques, il

    ouvrit le suivant et il se surprit à lire son contenu à haute voix. L’équipe médicale

    écouta religieusement, le temps était suspendu. Chacun comprit qu’il se produisait

    quelque chose d’exceptionnel. La perception variait selon les individus et leur

    niveau de culture et d’intelligence, mais aucun ne doutait de vivre un moment hors

    du cadre habituel.

    Rodrigue Bonifay s’exprimait ainsi : « Mes parents ne parlaient jamais de

    Dieu, ils oeuvraient sans lui, ces mécréants. J’existais hors de l’église. La religion ne

    s’intéressait pas à moi et je ne me préoccupais pas d’elle, nous étions quittes.

    L’expatrié arriva comme un chien dans un jeu de quilles, il prononça des

    mots inintelligibles à mon oreille. Il évoqua Dieu, les prêtres et les croyances en

    général. Je venais d’ingurgiter sa démonstration africaine et voici qu’il m’apportait

    un autre plat de résistance. Sa cuisine ne manquait pas de saveur. Il maniait les

    ingrédients en virtuose, les sauces devenaient de plus en plus épicées.

    L’homme veut toujours monter plus haut, rejoindre Dieu et parfois le

    remplacer. Cette phrase me fit réfléchir longuement. Que cherchait l’homme par ce

    comportement instinctif ? Mon compagnon me décrivit sa rencontre avec

    différentes peuplades aux quatre coins de notre terre. L’attitude des enfants le

    frappa avant tout. Dès qu’ils rencontraient un monticule, un tas de bois ou une

    petite colline, les mômes grimpaient toujours plus haut. Cette quête s’inscrivait dans

    les gènes, dès la petite enfance l’homme voulait atteindre le ciel et tutoyer les

    étoiles. L’expatrié ne comprenait pas le concept d’un dieu, l’adoration d’une divinité

    lui était difficilement accessible. Il déclara que chez lui tout le monde aurait pu

    s’appeler Dieu. Il croyait que l’humain se fabriquait un dieu alibi qui permettait

    toutes les dérives selon le but à atteindre. Sa vision se rapprochait de la mienne. Je

    considérais Dieu comme un refuge et un guide. Il prenait le relais de la société, de la

    famille, de l’éducation. Le risque résidait dans les prédicateurs, qui s’approprient la

    religion pour la mettre au service d’une cause.

    Il étaya ses propos en me citant en exemple les nombreux monastères,

    temples et pagodes édifiés dans les montagnes plus près de Dieu. Je lui exprimai

    mon désaccord sur ce point. Il s’agissait de se protéger de l’ennemi, car une

    construction, édifiée sur un promontoire, se révélait moins vulnérable. Il en

    convint, mais maintint son point de vue ; il n’avait pas tort.

    La montagne le laissait perplexe, il voulait appréhender les fondements de

    tant d’aspérités. Les alpinistes, conquérants de l’inutile, souhaitaient atteindre leur

    nirvana. La pesanteur et la fatigue alourdissent le montagnard, l’épuisement et le

    manque d’oxygène l’affaiblissent. Le goût du risque n’existait pas au pays du

    huitième soleil. »

    Lionel Bourdin referma le cahier à spirale. Sa semaine commençait

    merveilleusement bien. Il décida de lire toute la prose de Rodrigue Bonifay, cela en

    valait la peine. À la prochaine visite, il lui demanderait des nouvelles de l’expatrié. Il

    souhaitait en savoir plus sur ce sage, philosophe à ses heures. Il lui fallait

    apprivoiser le jeune homme, lui seul pourrait le conduire jusqu’au migrant.

    #152117

    XXVII

    Paris au petit matin m’offrit son odeur si particulière. Elle me saisit à la

    descente du train. Il est difficile de se débarrasser de ses effluves, chaque coin de la

    capitale possède sa spécificité reconnaissable entre mille. À six heures, la gare de

    Lyon continuait sa nuit. Dans quelques minutes, des flots de banlieusards

    déferleraient sur les quais et disparaîtraient dans le sous-sol parisien. Le métro

    absorberait ces zombies affamés et ils dévoreraient les stations, l’oeil hagard à la

    recherche d’un hypothétique eldorado. S’arracher du quotidien, ils en rêvaient.

    Je préférais arriver à pied chez Isabelle. Aussi, je quittai le monde souterrain

    au changement de ligne et terminai en arpentant les trottoirs. Je craignais une

    présence policière et la prudence me conseilla d’éviter l’entrée la plus directe.

    J’accédai à l’immeuble par un accès donnant sur une impasse et cela me permit de

    contourner la loge du gardien. Je poussai un ouf de soulagement derrière la porte

    que je venais de fermer doucement. La disparition de ma compagne n’avait pas

    encore atteint les beaux quartiers. Je devais posséder quelques longueurs d’avance

    qu’il me fallait préserver.

    Je fis rapidement un brin de toilette dans ce lieu qui me rappelait trop un

    passé révolu. L’atmosphère devint vite oppressante et je pris la décision de partir

    immédiatement. Je rassemblai mes affaires et quittai Paris sur-le-champ.

    J’empruntai le métro, le TGV et un TER pour rejoindre un refuge à la campagne.

    J’avais décidé de me replier avec l’expatrié dans l’avant-pays savoyard. Il me

    retrouva dans le train, au moment où je commençais à somnoler. Sa présence allait

    m’apporter un précieux réconfort.

    J’avais prévu de m’installer dans la ferme restaurée par Jacques et Martine,

    des amis de mes parents. Ils y venaient seulement durant l’été, mais je savais où se

    trouvait la clé. La maison se situait dans les bois, sous la falaise et à l’écart de la

    départementale. Il n’existait aucune habitation à moins d’un kilomètre à vol

    d’oiseau.

    J’avais empilé mes affaires dans un sac à dos usé par les voyages. Sur la petite

    route, qui serpentait dans la montagne, je fis du stop et une voiture s’arrêta. Une

    jeune femme blonde conduisait cette Twingo blanche. J’hésitai, car l’expatrié me

    mit immédiatement en garde. Elle ressemblait trait pour trait à Colombine, mon

    fantôme vénitien.

    Je montai dans le véhicule, la jolie blonde se présenta, elle se prénommait

    Isabelle.

    – Et vous ? me demanda-t-elle, comment dois-je vous appeler ?

    À mon silence, elle comprit que je ne lui dirais rien de plus et elle

    s’accommoda de la situation. L’expatrié avait raison, il avait saisi le danger que

    représentait cette jeune femme.

    Elle travaillait dans une radio locale et habitait dans un hameau proche de la

    falaise. Une question m’obsédait, je voulais découvrir si cette rencontre était due au

    hasard ou si, au contraire, elle avait un sens. Je ne croyais pas beaucoup aux

    coïncidences. Que venait donc faire Isabelle numéro deux dans mon histoire ? Je ne

    lui étais pas indifférent, cela se détectait à son comportement. Une femme sait

    montrer son désir par petites touches, il suffit de regarder autrement.

    Mademoiselle Mallardeau m’invita à souper. J’acceptai sans rechigner, le

    charme opérait. Elle me déposa au croisement, à plus d’un kilomètre de mon futur

    asile. Le chemin grimpait au milieu des bois dévêtus. En cette saison, la nature

    engourdie patientait avant de lancer ses forces dans une nouvelle bataille. Le

    printemps attendrait encore quelques semaines.

    La falaise étendait son ombre sur la vieille ferme qui ressemblait à une

    gravure. Je trouvai la clé sous une pierre descellée de la margelle du puits. Un froid

    glacial régnait à l’intérieur de l’habitation. Je réunis quelques bûches et le

    crépitement dans la cheminée me réchauffa un peu les membres. De nombreuses

    toiles d’araignées pendaient çà et là, s’emparant des espaces que la poussière

    omniprésente n’occupait pas.

    Un soleil, aussi froid que mon coeur et mon corps, illuminait ce mois de

    février. L’expatrié détailla chacun de mes actes et il me conforta dans ma quête. Il

    me guida et me conseilla d’aller dîner chez Isabelle. Il prétendait que je ne courais

    aucun risque à me rendre chez une jeune femme seule. Cela me surprit de sa part, il

    me connaissait mal.

    #152118

    XXVIII

    Gilles et Sagol méditaient sur les résultats de l’autopsie. L’aspect croustillant

    de l’affaire étant désormais évacué, ils réfléchissaient sur d’autres éléments. Le

    corps de l’inconnue du campanile ne portait aucune trace de sévices. Ses ongles des

    pieds et des mains laissaient supposer un entretien fréquent. Le légiste avait

    d'ailleurs précisé qu’ils avaient fait l’objet de soins deux jours auparavant. Ils

    envisagèrent de visiter les instituts de beauté vénitiens, mais ils émirent cette idée

    sans grande conviction. Cette piste pouvait s’avérer pertinente seulement si la

    victime habitait Venise ou si elle séjournait depuis plusieurs jours dans la lagune.

    Une logique identique les amena à évoquer le bronzage intégral de la jeune

    femme. Un tel hâle ne pouvait être obtenu que dans une cabine. Décidément, se

    dirent les enquêteurs, les salons de soins corporels et d’esthétique bénéficiaient

    d’une fréquentation assidue de « la geisha ». Après la découverte des boules dans

    l’intimité de la victime, les Italiens l’avaient rapidement rebaptisée.

    Sagol aimait les situations délicates, il se sentait bien là où les autres

    commençaient à douter. La difficulté des enquêtes lui procurait un supplément

    d’adrénaline et la pression augmentait ses capacités. Gilles appréciait également les

    investigations difficiles, cela pimentait sa vie et il adorait cette facette de son métier.

    Les deux gendarmes s’attaquaient à présent à un sacré plat de résistance et ils

    venaient d’absorber la première bouchée. Il leur faudrait digérer tout le reste et

    arriver à identifier la composition de l’assiette.

    Le commandant Licci marmonnait dans un coin de la pièce, son

    tempérament latin s’exprimait à travers ses gestes. Malgré ses mimiques, sa

    perplexité se percevait aisément. Le brave homme donnait des ordres, mais dans

    son for intérieur, il évoluait dans le brouillard le plus complet. Sa position de

    meneur l’empêchait de reconnaître l’impuissance de ses services devant ce crime

    insolite. Il faisait de grands moulinets avec ses mains, mais personne n’était dupe. Il

    convenait de reprendre l’enquête depuis le début et de revoir certaines auditions.

    Les recherches effectuées auprès du personnel des hôtels ne semblaient pas

    satisfaisantes. Deux équipes différentes repartirent à zéro et entreprirent un travail

    de fourmi. Licci ne comprenait pas. Il devait bien exister un garçon d’étage ou un

    portier qui avait remarqué le comportement particulier de certains clients. Le retour

    d’informations paraissait trop lisse pour être acceptable.

    Le commandant mesura immédiatement le danger de son initiative. Il s’avéra

    fin stratège et désamorça sur-le-champ la mine qu’il venait de poser. Il expliqua que

    la permutation des groupes permettrait une approche différente et servirait la

    recherche de la vérité. Afin de ne pas désavouer ses hommes, il confia aux anciens

    le soin de recueillir des indices auprès des salons de beauté de la cité. Le chef se

    révéla convaincant et chacun repartit plein d’espoir à la conquête de révélations

    décisives.

    Les deux Français se penchèrent de nouveau sur les photos du visage de

    l’inconnue, scrutant les moindres détails. Gilles fit une remarque concernant les

    oreilles de la femme blonde. Il remarqua l’absence de boucles malgré le double

    piercing à chaque lobe. Ils épluchèrent le compte-rendu du légiste, aucun

    commentaire ne faisait état de ce constat. Ils demandèrent au commandant Licci de

    faire procéder à une expertise supplémentaire afin d’éclaircir ce point.

    La réponse du responsable du service médico-légal intéressa vivement les

    policiers. L’examen confirma ce que supposait Gilles, la victime portait souvent des

    boucles et notamment peu avant son décès. Une question taraudait Licci et les

    Français. Pour quelle raison n’arborait-elle pas ces bijoux ?

    Sagol montrait des signes d’impatience. Le visage de cette femme lui semblait

    familier, mais il n’arrivait pas à mettre de l’ordre dans ses souvenirs. Il souffla à

    Gilles qu’il se souvenait d’une émission de télévision. Ce dernier adhérait également

    aux propos de son ami, cette blonde faisait très certainement partie du paysage

    audiovisuel. Ils dressèrent l’inventaire des jolies plantes du petit écran, éliminèrent

    quelques potiches, mais ne parvinrent pas à poser un nom sur l’inconnue du

    campanile. Les deux hommes décidèrent d’employer les grands moyens. Ils

    téléphonèrent à Paris et envoyèrent une photo par Internet.

    Trois minutes plus tard, un cliché apparaissait sur l’ordinateur du

    commandant Licci. Un article dans un journal du soir parlait d’Isabelle Rivet, la

    jeune présentatrice pressentie pour animer une émission de téléréalité en prime

    time. Elle ressemblait trait pour trait à la victime, « la geisha », comme la

    surnommaient désormais les Italiens. Il s’agissait bien de la même personne et elle

    portait des pendentifs aux oreilles. Gilles apporta l’entrefilet au commandant Licci

    et le commenta. Ce dernier demanda aux deux hommes de faire procéder à des

    analyses ADN de parents proches de la défunte.

    Le lieutenant Gilles contacta la cellule de recherche et précisa que cette

    opération devait être réalisée dans le plus grand secret et à l’insu de la famille. Les

    gendarmes répondaient à ce type de demandes plusieurs fois par mois. Il suffisait

    de récupérer un mégot ou une feuille de papier et le tour était joué. Gilles leur

    adressa une autre requête, il désirait plusieurs photos montrant Isabelle Rivet avec

    des boucles d’oreilles.

    #152119

    XXIX

    La geisha du campanile venait de révéler son identité aux enquêteurs. Il ne manquait que les résultats des tests ADN et un nom pourrait être inscrit sur le tiroir de la chambre mortuaire. Trente heures s’étaient écoulées entre le crime et la révélation de l’identité de la belle blonde. Licci et ses hommes ne perdirent pas leur temps. Le commandant savait que les énigmes policières se résolvaient dans les premiers jours ; chaque tour de cadran les éloignait de la découverte de la vérité. La notoriété médiatique d’Isabelle Rivet s’arrêtait aux frontières de l’hexagone. Ici, elle n’était qu’un cadavre rangé dans un casier en attendant de terminer dans un cimetière. Les Italiens voulaient temporiser le plus longtemps possible avant d’autoriser le transfert du corps en France. Ils pouvaient ainsi agir à leur guise. De plus, les autorités françaises n’avaient toujours pas formulé de demande de rapatriement. Un autre travail commençait. Les enquêteurs devaient à présent reconstituer les dernières heures de l’emploi du temps de la victime. Ils espéraient qu’elle figurait sur la liste des clients d’un hôtel, mais les policiers en doutaient. Les célébrités utilisaient rarement leur patronyme et se cachaient derrière des noms d’emprunt très ordinaires. Toutefois, Gilles obtint un renseignement intéressant concernant le compagnon d’Isabelle Rivet à Paris. Il se nommait Rodrigue Bonifay et accusait dix années de moins qu’elle. Ils s’étaient rencontrés sur un plateau de télévision où le pianiste virtuose avait témoigné de sa difficulté à s’insérer dans la société. Personne n’avait aperçu le jeune homme depuis le jeudi ou le vendredi précédent. Les enquêteurs apprécièrent ce détail. Il impliquait que si les amants étaient venus ensemble à Venise, ils étaient arrivés le vendredi ou le samedi matin. Ils décidèrent d’interroger le personnel des deux trains de nuit en question et de l’aéroport, la situation aisée de la victime lui permettait de voyager en avion. L’interrogation principale résidait sur le choix du lieu de séjour de la geisha. Dans quel hôtel avait-elle choisi de se poser ? Une synthèse s’avéra nécessaire afin de mettre de l’ordre dans la collecte d’informations. Le commandant Licci, en accord avec sa hiérarchie et les gendarmes, partagea le dossier en deux parties distinctes. Les recherches en Italie et plus particulièrement à Venise et dans la lagune et les investigations françaises, notamment à Paris, qu’il confia à Sagol et Gilles. Ces derniers effectuèrent leurs préparatifs et prirent congé de leurs confrères vénitiens. Néanmoins, leur séjour était seulement interrompu et non écourté. Ils reviendraient dès que l’affaire aurait livré son coupable et dévoilé tous ses secrets. Ils empruntèrent le même train que Rodrigue, vingt-quatre heures séparaient désormais les trois hommes. Le convoi se traîna dans la première partie du parcours, le manque de confort et d’hygiène agaça les deux amis. Par économie, probablement, le nettoyage des compartiments se révéla superficiel, des immondices jonchaient le sol çà et là, dans les moindres recoins. C’était souvent le lot des destinations prisées ou l’optimisation des moyens primait sur toute autre considération. Ils s’endormirent très tard, après avoir passé deux longues heures à récapituler les démarches à entreprendre dès leur arrivée. Lorsqu’ils poseraient un pied sur le quai, un dur labeur commencerait. Gilles déploierait les effectifs de la cellule de recherche et travaillerait en binôme avec son ancien chef devenu en la circonstance son subordonné. Ils ne fonctionnaient plus de façon hiérarchique, la complicité et l’efficacité les guidaient. Ils s’emploieraient à passer au crible la vie de la victime. Ils s’attendaient à quelques trouvailles, mais rien de nouveau ne pouvait les alarmer. Tous les deux en avaient tellement vu durant leur carrière, qu’ils ne s’égaraient pas sur un détail croustillant. Cela faisait partie des règles du jeu et donnait du piquant à leur métier. La rencontre des proches d’Isabelle Rivet devait permettre de cerner un peu mieux la personnalité de la colombine. L’enquête de voisinage et l’audition de ses fréquentations compléteraient les investigations des deux complices. Il faudrait aussi décortiquer les habitudes, bonnes et mauvaises, de la jeune femme. Rien ne devait laisser place au hasard, il convenait d’agir en spécialiste. En outre, le secret le plus absolu prévalait. Les deux hommes décidèrent de traiter cette affaire sans aucune aide. Cela s’avérait le meilleur moyen d’éviter les fuites. Ils allaient interroger les proches et les amis de la défunte sur ses comportements sexuels et ses déviances. Toutefois, ils tairaient la découverte des boules de geishas, qui ne devait pas ternir la mémoire de l’ex-icône des médias. Les deux gendarmes jugeaient parfois préférable d’enfouir certaines vérités sous des tonnes de mensonges.

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