KELLER, Richard – Le Huitième Soleil

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  • #152120

    XXX

    Le docteur Bourdin m’apporta des cahiers et des crayons neufs, je pourrais continuer mon récit. Ce médecin se situait dans le camp des hommes bizarres. Il devint plus aimable avec moi excepté qu’il emporta quelques carnets qu’il ne me restitua pas. Je décidai de persister dans mon attitude, je ne souhaitais pas communiquer avec lui. Toutefois, je me relâchai légèrement, je sortis du coin où je me réfugiais la plupart du temps. Je m’impatientais, l’expatrié m’avait oublié. Depuis plusieurs jours, il restait sourd à mes appels. J’écrivais en noircissant les pages de mes nouveaux calepins, son absence me permettait de consigner mes souvenirs. Je stockais en vrac tout ce qui me passait par la tête. Je comparais le déroulement du fil de mes commentaires à celui de mille vies. Je savais que je pourrais rejoindre mentalement le huitième soleil. Là-bas, mon périple regorgerait de richesses innombrables et mon esprit, d’anecdotes à foison. Mon compagnon se présenta comme à son habitude à l’instant le plus inattendu. Il passa par les toilettes au moment le plus intime, je ne lui en tins pas rigueur. Le dialogue s’amorça et il me parla du sable. Il trouvait que celui du désert rejoignait sa pensée, il se rendait souvent insaisissable. Réceptif à son raisonnement, je m’engouffrai dans la brèche, le sujet me parut digne d’intérêt. L’humanité avait été fascinée très tôt par les grains qui composaient le sable. Il avait essayé de le maîtriser et s’en était servi pour évaluer le temps qui passe, la clepsydre illustrait bien le propos. Le spectacle des heures s’écoulant par l’orifice du sablier avait envoûté des millions d’hommes. L’expatrié butait sur l’insistance des humains à mesurer le temps. Il se trouvait confronté à un problème dont il ne possédait pas toutes les réponses ; il ignorait ce paramètre. Le château de sable apporta son lot de réflexion. Mon camarade appréciait le jeu de construction des enfants. Il voulait surtout mettre en avant l’aspect éphémère de l’édifice qui ne reposait sur rien de solide. Je lui rétorquai qu’il existait une variante : le château de cartes. La menace venait du vent ; un courant d’air et tout s’écroulait au grand dam des adeptes de ce jeu de patience. Il extrapola sur les sables mouvants. Il s’agissait de payer le prix du risque et de ne s’aventurer qu’avec certitude, le danger devait s’évaluer. Je réfléchis à cette situation, à laquelle je ne m’étais jamais mesuré, mais des situations analogues pouvaient se rencontrer. Tout se rejoignait : il convenait de marcher sur des routes solides et de tracer son chemin sur un sol stable. Nos pensées convergèrent, le décryptage me permit d’avancer de conserve avec l’expatrié. Je lui parlai du grain qui bloque le mécanisme, grippe la machine et perturbe l’homme. Il m’exposa la puissance de l’infiniment petit face à l’immensité et il démontra la preuve du besoin de l’autre qu’il ne faudrait jamais ignorer. Nous sommes tous des grains de sable dans l’étendue du désert terrestre. Le marchand de sable commençait à me voiler les yeux, mon compagnon décida de s’éclipser. Je rêvais d’une plage paradisiaque où je me reposerais sur le sable chaud. Le marchand souffla un bon vent qui me plongea dans un profond sommeil. Le huitième soleil faisait-il briller du sable dans la contrée de mon ami ? Je lui poserais la question la prochaine fois. L’infirmière vint vérifier si tout se passait bien dans la cellule de Rodrigue. Elle vit un jeune homme aux traits détendus. Il dormait allongé de tout son long, un large sourire aux lèvres. C’était la première fois qu’elle constatait un relâchement chez ce patient. Elle consigna cette constatation dans son rapport, le docteur Bourdin apprécierait.

    #152121

    XXXI

    Le chemin qui montait chez Isabelle longeait la falaise. La nuit commençait à étendre sa noire solitude et le contraste, entre les blocs de calcaire et les bois, révélait la beauté sauvage de l’endroit. Je pensais à des contrées lointaines, je laissais mon esprit vagabonder, aucun obstacle n’obstruait ma route. Les arbres dévêtus dans le crépuscule m’évoquaient les forêts de Transylvanie, je me transformais en comte Dracula. J’évoluais dans le royaume des ténèbres et m’y trouvais bien, en paix avec moi-même. Dans l’obscurité, j’aperçus une lumière dans le hameau. J’approchai précautionneusement des habitations, en cette saison presque toutes les maisons étaient désertées. Le halo provenait de chez Isabelle et, arrivé à quelques mètres, je pus distinguer une lueur vacillante. Elle disposait des bougies sur une table. En passant devant la fenêtre, je vis les flammes crépitant dans la cheminée. L’odeur caractéristique de la résine m’avait chatouillé les narines avant même de pénétrer dans le hameau. Elle me reçut en toute simplicité. J’appréciai le naturel de la jeune femme, cela me changeait de ma précédente compagne. Un long pull marron la recouvrait jusqu’à mi-cuisses et je la félicitai pour le choix de ce vêtement. Elle me précisa qu’il lui venait d’une amie qui élevait des chèvres de race mohair et qui tricotait cette laine. Elle me désigna un pouf et s’installa sur un autre. Je m’aperçus très vite qu’elle ne portait pas de sous-vêtements, le mohair l’habillait si bien. Elle bavarda beaucoup ; moi, peu. Je l’entendais me raconter sa vie. Originaire de la capitale, une histoire d’amour l’avait amenée jusqu’ici. Les sentiments s’étaient émoussés et Isabelle avait choisi de rester dans la région. Sa formation journalistique l’avait tout naturellement incitée à chercher un emploi dans son domaine de prédilection. La presse ne recrutait pas, alors elle avait accepté un poste à temps partiel dans la radio locale. De fil en aiguille, elle avait évolué et animait désormais une rubrique plébiscitée par les auditeurs. Je l’écoutais par politesse, son pedigree ne m’intéressait guère et je lui sus gré d’abréger cet inventaire. J’avais l’expatrié dans la tête. Il rodait autour de moi, sans se montrer vraiment ; il testait mes réactions. Je ne parlai pas de ce merveilleux complice à ma nouvelle amie. Malgré son intelligence, elle n’aurait pas tout compris et m’aurait pris pour un fou. Je gardai pour moi les heures délicieuses et les conseils avisés qu’il me prodiguait. Ma tranquillité se payait par le silence, je voulais vivre en paix. Le repas fut banal. Une soupe de légumes et du jambon blanc composèrent le menu. Un accord tacite nous liait, la table importait peu. Il s’agissait de faire connaissance et de passer un bon moment ensemble. Le dessert se réduisit à une corbeille de fruits et Isabelle déclencha les hostilités à l’instant précis où elle prit une banane. Sa façon de l’éplucher et de savourer sa chair ne laissa planer aucun doute sur la suite des évènements. La cheminée fit monter la chaleur dans la pièce. Les bûches incandescentes diffusaient leurs rayonnements à plusieurs mètres. Malgré le souper sans alcool, une douce tiédeur m’envahit. Je quittai mon col roulé et Isabelle enleva sans pudeur son pull pour enfiler un tee-shirt. Sa plastique se révéla parfaite, la nudité l’embellissait. Le vêtement, plus court, dévoilait sa toison couleur de blé mûr et ses jolies fesses rebondies. Cela ne la gênait pas et moi non plus. Je compris, à ses poses et à ses allusions, qu’elle voulait goûter à des fruits plus consistants. Je tentai donc une approche plus franche. Isabelle y répondit de façon positive et, cinq minutes plus tard, nous nous unîmes nus devant les flammes. L’intensité variable du feu projetait des jeux d’ombres dans la pièce et sur nos corps excités. La parade amoureuse nous occupait. Il fallait satisfaire les désirs et l’appétit de ma partenaire. Le premier assaut fut fougueux, presque bestial, nous avions éprouvé le besoin de lâcher cette énergie le plus vite possible. À droite de la cheminée, un piano quart de queue était disposé légèrement en biais. Je me dirigeai vers lui, il sonnait juste. J’inventai du jazz et Isabelle vint s’asseoir sur mes genoux. Sa présence dans cette posture exacerba davantage ma libido, le désir prenait le pas sur toute autre considération. Le rythme de la musique et la position de ma partenaire m’obligèrent à la pénétrer et nous évoluâmes au son d’un standard du Duke arrangé à ma manière. La diablesse montait et s’enfonçait de plus en plus profondément et rapidement. Elle voulait s’amuser toute la nuit et j’improvisai en jouant souvent d’une main, l’autre titillant la poitrine tendue de la bougresse. Je ne tins pas la comptabilité de mes prouesses sexuelles, mais je dus reconnaître que cette nuit-là fut particulièrement frénétique. Je m’endormis vers cinq heures du matin, vidé de toute substance, complètement épuisé. Isabelle dormit impudique à mes côtés, sur des coussins disposés au pied de la cheminée, l’appel des sens avait gagné la partie.

    #152122

    XXXII

    Le quatuor rapproché avait perdu sa raison d’exister, le ciment qui liait ses membres s’était désagrégé. L’absence allait anéantir chaque individu, la cruauté de la situation, consumer leur relation, et le temps privilégier l’oubli. L’égérie Isabelle Rivet deviendrait un fait divers. Sagol et Gilles se penchèrent sur la personnalité de chacun et le premier sélectionné fut Olivier Sadorlou. Il travaillait sur le projet d’un constructeur automobile en Nouvelle-Zélande. Il fut mis hors de cause en deux minutes, le temps de vérifier sa présence aux antipodes. Il avait rencontré l’ambassadeur de France le jour du décès d’Isabelle et une photo ainsi qu’un article d’un grand hebdomadaire le disculpaient. Il aurait pu faire un coupable idéal et les deux enquêteurs convinrent qu’il ne fallait pas l’éliminer de la liste, il avait très bien pu commanditer le meurtre. La jalousie fournissait un mobile et le publicitaire nourrissait une aversion certaine à l’égard de Rodrigue Bonifay. À ce stade des investigations, l’éviction des suspects semblait prématurée. Laurent Bischauf, critique littéraire, avait appris qu’Isabelle allait recevoir son père dans son émission et cette nouvelle l’avait contrarié au plus haut point. Il ne supportait pas de voir son géniteur s’approcher d’Isabelle, il connaissait trop ses penchants pour les jeunes femmes. Ce comportement le rendait jaloux, il ne concevait pas l’intrusion de son père dans la sphère de ses amis. Monsieur Bischauf senior devait venir parler de sa réussite en Asie, son fils ne l’admettait pas. Sa santé chancelante lui offrait un répit. La trithérapie l’épuisait et il voulait mettre ses soucis entre parenthèses. Afin d’oublier cette contrariété, il avait décidé de partir quelques jours à Venise avec un ami et amant. Il séjournait dans la cité des Doges le jour du décès de la geisha. Dès qu’il apprit la destination de ce membre du quatuor, Sagol informa Roberto Licci en lui fournissant le signalement complet de l’individu recherché. Il existait quelques raisons de ranger l’homme dans la catégorie des suspects ; la jalousie, la maladie et la réussite pouvaient en être les vecteurs. Le secret ne résista pas longtemps et la nouvelle se répandit comme une traînée de poudre. Une chaîne de télévision privée italienne s’était procuré des images par un canal non identifié à cette heure. Il se trouvait toujours quelqu’un, quelque part, prêt à se faire acheter. Les Italiens ne dérogeaient pas à la règle, ils avaient inventé le mot paparazzi. Le Tout-Paris fit ses choux gras de cette disparition d’une personnalité médiatique de premier plan. Sagol et Gilles se demandèrent pendant combien de temps les deux boules de geishas rouges porteraient un numéro anonyme dans un service de police de Venise. Lorsque la meute serait lâchée, plus rien n’arrêterait cette machine infernale, pensèrent les deux complices, et le travail des policiers s’avérerait plus difficile, les privant de l’effet de surprise. La partie de cartes sur table prévaudrait, le poker menteur n’aurait pas droit de cité. Brigitte Monal, qui reçut les enquêteurs dans son bureau du quartier des halles, tapa dans l’oeil exercé de Gilles. Elle portait des vêtements de sa ligne très près du corps et le tissu se distinguait par son aspect minimaliste. L’ex-star du porno cachait uniquement les endroits que la décence obligeait à dissimuler en public. Cette fille savait provoquer et user de ses atouts féminins. Sagol jubilait, il connaissait les petits travers de son collègue. Gilles aimait admirer la plastique des jolies filles, il se régalait la rétine. Elle refusa de fournir un alibi concernant la journée du meurtre. Les gendarmes devinèrent des activités peu avouables, la demoiselle ne voulait compromettre personne. Elle possédait un carnet d’adresses extraordinaire et les deux hommes présumaient qu’il devait abriter des personnages insoupçonnables. Ils en étaient donc réduits à recouper ses déclarations avec d’autres informations afin de s’assurer de la présence de Brigitte Monal à Paris. La fin tragique de son amie la bouleversait, elle jouait la comédie pour feindre l’indifférence. Louis Michalet noyait son chagrin dans des hectolitres de whisky. Toutefois, il avait commencé longtemps avant la mort d’Isabelle et la nouvelle n’avait fait qu’augmenter sa consommation excessive. Il avait donné un concert la veille de l’exécution d’Isabelle et de nombreux témoignages prouvèrent qu’il se trouvait dans la capitale à l’heure du meurtre du campanile. Au milieu de ses délires éthyliques, il prétendit qu’un seul homme pouvait assassiner sa meilleure amie : Rodrigue Bonifay. Les inimitiés secrètes ne résistaient pas à la disparition d’Isabelle Rivet. Lorsqu’ils furent seuls, Gilles et Sagol reprirent les habitudes du bon vieux temps. L’évolution de leurs carrières ne changeait rien, ils procédèrent à l’identique et échangèrent leurs points de vue sur les membres vivants du quatuor après un résumé de leurs investigations. Louis Michalet avait apporté la preuve qu’il se trouvait à Paris. Brigitte Monal ne justifiait rien, mais les enquêteurs pensaient trouver trace de sa présence dans la capitale. Il restait le cas de Laurent Bischauf. Son comportement marginal et sa jalousie possessive en faisaient un suspect malgré son homosexualité avérée. Les boules de geishas tromperaient tout le monde et le tour était joué. Ils convinrent que l’affaire devenait de plus en plus complexe et la célébrité de la victime n’arrangeait pas les choses.

    #152123

    XXXIII

    Je lui ai dit que l’eau lui ressemblait. Insaisissable, elle glisse et s’insinue. Il n’accepta pas la comparaison, il prétendit qu’elle coulait, mais qu’elle était souvent canalisée, ce qui était impossible pour le sable. Le vent du désert décidait à la place des hommes. Il préféra ce rapprochement et je dus admettre une partie de son raisonnement. Les océans, les fleuves, la neige et la glace ne l’inspiraient guère. L’expatrié n’aimait pas l’eau et cela se sentait. Il me confia qu’au pays des huit soleils, elle n’existait pas. Je lui démontrai que le précieux liquide conditionnait la vie sur la planète. Il acquiesça, mais je lui demandai des explications sur son aversion pour cet élément vital. Il trouva l’articulation du système peu efficace, son cycle lui semblait inadapté aux besoins des hommes. La répartition posait problème et il compara la banquise à une bombe à retardement. Nous savons tous qu’elle explosera un jour, mais aucun artificier ne veut désamorcer le détonateur. Nous regardons un morceau de la mèche, alors qu’il suffirait de modifier la composition de l’explosif. Il m’expliqua que l’appât du gain faisait perdre les guerres, celle de l’eau serait terrible. Je m’attendais à une démonstration passionnante sur le sujet, mais mon compagnon me parut emprunté. Je crus deviner qu’il n’arrivait pas à saisir le liquide par le bon côté. Ses observations pertinentes ne suffisaient pas, tant de choses restaient en suspens. Je différenciai deux types : l’eau de mer et l’eau douce, mais l’expatrié occulta cette distinction. Il ne me parla pas de l’évaporation et encore moins de l’infiltration. J’aurais aimé aborder avec lui des nuages et les courants marins, bref discuter de la pluie et du beau temps. Au lieu de me proposer une analyse fine et complète de la situation, il préféra m’expédier en quelques phrases. Mon amour propre égratigné, je pris congé. Ce soir-là, notre contact se révéla calamiteux. Je m’endormis en pensant longuement au huitième soleil et à l’eau. La cohabitation se passa mal, les cauchemars s’installèrent et investirent mon cerveau. Je me réveillai fréquemment et ma bouche sèche m’agaçait. Je bus cinq gobelets en me gargarisant à chaque gorgée. Le sommeil me gagna chaque fois et je ronflais quelques minutes avant de me lever en sursaut. Le docteur Bourdin m’avait restitué trois cahiers et emprunté deux autres. Mon récit devait l’intriguer, son attitude changeait à chaque visite. Il désirait pénétrer mon univers. Malheureusement pour lui, moi seul possédais l’unique clé. Mes conditions de détention s’assouplissaient de jour en jour, il essayait de m’amadouer. La camisole trouva une nouvelle victime, ils ne m’immobilisaient plus. Je n’absorbais plus de médicaments dévastateurs et je me sentais mieux que les semaines précédentes. Je ne formulai aucun commentaire sur ces changements, mais combien de temps durerait ce régime de faveur ? Je doutais de la bonne volonté du docteur, il me paraissait d’un tempérament trop versatile. L’attitude de l’expatrié et les cauchemars me perturbèrent, l’un d’entre eux constitua d’ailleurs l’épisode le plus pénible. Cette nuit-là, j’avais rêvé qu’un torrent parcourait les rues de Venise. Je voyais une robe blanche et des mains qui se tendaient sur l’eau. Je fixais les bras qui s’agitaient et le courant augmentait inexorablement. Soudain, la robe flotta au-dessus des flots déchaînés. Les palais vénitiens s’écroulaient, mais les pierres édifiaient d’autres constructions et des tombeaux émergeaient de l’onde. Le grand canal devint un immense cimetière où dérivait Isabelle. Elle était chauve et me souriait dans sa robe blanche de colombine. Elle rejetait par sa bouche édentée, d’énormes quantités de liquide transparent. Elle voulait que je vienne la rejoindre, mais je refusai la compagnie de la faucheuse. Je me réveillai et la pression lancinante cogna encore plus fort dans ma tête. Depuis cet abominable songe, la simple évocation de l’eau me glaçait les veines, l’effroi me submergeait. Je décidai de ne plus jamais prendre le bateau, je ne gagnerais pas le huitième soleil à bord d’un rafiot. Ces visions d’apocalypse affluèrent régulièrement, seule la violence de la situation différait. Je me souviens d’un soir où le rêve m’enveloppa dans un bienêtre délicieux. Je me trouvais de nouveau à Venise, les canaux exhalaient un parfum de jasmin. Les belles demeures vénitiennes troquaient leurs briques séculaires contre des myriades d’arbustes fleuris. La lumière éblouissait, les gondoliers glissaient sur un lit de lotus en fleurs. Isabelle rayonnait dans la blancheur de sa robe, ses cheveux blonds descendaient sur sa cambrure. Je marchais sur l’eau pour la rejoindre et une pluie de poussière d’or nous recouvrit dans la lagune asséchée. Mon réveil fut plus agréable qu’à l’accoutumée. L’impatience s’installait en moi, mon désir augmentait chaque jour et le huitième soleil m’obsédait. L’expatrié devait tenir sa promesse et m’emmener loin là-bas. Je ne regretterais rien, ma place se trouvait ailleurs. Mon piano me manqua, je pris l’initiative de jouer dans ma tête. Ma musique défila et mes doigts s’agitèrent. J’arrachai une double feuille au centre d’un carnet et je dessinai le clavier de mon Steinway. D’autres prisonniers avant moi avaient utilisé ce moyen de substitution pour prolonger leur passion. Je pouvais me passer des sons, car je les restituais mentalement et aucune fausse note ne venait troubler mon récital. Le docteur Bourdin ne trouva pas ces pages et c’était mieux ainsi. Il en aurait fait une interprétation hautement scientifique.

    #152124

    XXXIV

    Par un après-midi ensoleillé, nous décidâmes d’aller nous promener sur la falaise et de cueillir des jonquilles. Isabelle voulait profiter des largesses de la météo pour s’oxygéner et elle virevoltait dans la maison en s’habillant. La fatigue, due aux assauts répétés durant une grande partie de la nuit, m’avait ôté toute velléité. Néanmoins, la vision d’une jeune femme blonde évoluant dévêtue excitait ma rétine. Elle fit durer le supplice en essayant un sous-vêtement, puis en l’enlevant aussi rapidement qu’elle l’avait enfilé. À ce petit jeu, plusieurs fois renouvelé, elle révéla tous ses atouts. Enfin, elle finit par s’habiller et nous partîmes par un sentier qui longeait les carrières de calcaire désaffectées. La promenade s’annonçait bucolique. Isabelle se serrait souvent contre moi et son odeur toute féminine faisait le reste. Nous marchâmes pendant près de deux heures dans la campagne qui s’éveillait tout juste de son sommeil hivernal. Nous vîmes des primevères jaunes en fleurs et aussi quelques violettes. Les jonquilles se cachaient. Elles poussaient dans un périmètre délimité sur le plateau qui domine la plaine et nous montâmes dans cette direction. J’observais ma compagne à la dérobée. Notre rencontre l’égayait, elle chantonnait et adoptait des attitudes de femme amoureuse. Le phénomène était saisissant, je l’avais connu avec une autre et elle reproduisait le schéma. Le chemin devint étroit et grimpa de plus en plus. Il rejoignait le haut de la falaise en un dénivelé conséquent. En quelques centaines de mètres d’effort soutenu, nous atteignîmes le sommet. Le panorama valait le déplacement ; le belvédère offrait une vision circulaire exceptionnelle. Nous savourâmes la beauté du lieu, des cueilleurs nous croisèrent les bras chargés de jonquilles. En longeant le précipice, nous rencontrâmes de nombreux promeneurs venus ramasser les fleurs jaunes. Des parapentistes profitaient des conditions idéales pour déployer leur voile. Le soleil printanier projetait l’ombre de ces disciples d’Icare. La diversité des coloris et la multitude d’adeptes en vol magnifiaient ce spectacle. Pendant un long moment, nous regardâmes évoluer ces drôles d’oiseaux dans le ciel. Le silence était seulement interrompu par le bruissement de la toile des parachutes, le tableau invitait au rêve. Le soleil se cacha derrière un petit nuage et l’air devint frais. Mes pensées dérivèrent vers l’expatrié. Il viendrait peut-être me rejoindre dans la maison d’Isabelle, deux heures et demie de marche me séparaient de lui. Le cirrus s’éclipsa et j’eus un flash. Elle se trouvait là, au bord de la falaise, je m’approchai d’elle et la pris par la taille. Elle mit ses mains autour de ma nuque et je fis de même. Huit soleils m’illuminèrent pendant qu’Isabelle vola et s’écrasa au bas de l’à-pic. Son vol dura une éternité. Je fus déçu, car j’espérais que Colombine m’adresserait un signe ; or je ne vis qu’un pantin qui évoluait dans l’ombre des rochers de calcaire blanc. Je scrutai les parages, l’endroit était resté désert pendant l’envol d’Isabelle, ce serait notre secret. Je regardai en bas, elle s’était posée définitivement les bras en croix et les yeux ouverts sur le ciel bleu. L’expatrié arriva juste après le départ de la jeune femme et il me félicita de mon initiative. Je débarrassai le monde d’une dépravée. Je lui demandai ce qu’il entendait par ce terme. Je reconnus l’appétit sexuel de mon ex-partenaire, mais sa débauche, décrite par mon camarade, me parut excessive et je n’adhérais pas à ses propos. Le travail maintenant accompli, je dus retourner chez elle et enlever mes affaires. Personne ne me connaissait, je n’avais croisé aucun habitant dans le hameau. Je m’installai pour la nuit dans la maison de Jacques et Martine. Je repris la route dès le lendemain, car l’expatrié m’avait demandé de m’établir ailleurs. Le danger devenait trop imminent, les gendarmes ne tarderaient pas à venir fouiner par ici.

    #152125

    XXXV

    En ce lundi matin, l’ambiance dans les studios de Radio Proxima laissait deviner une tension inhabituelle. Heureusement, l’atmosphère électrique ne filtrait pas à l’antenne, sinon les auditeurs auraient rapidement changé de fréquence. La raison de la mauvaise humeur générale tenait à l’absence inopinée d’Isabelle Mallardeau, l’animatrice en charge de la tranche horaire de neuf heures à midi. Le responsable de la station arpentait la minuscule salle d’un air rageur, il n’admettait pas le retard de sa collaboratrice. La pendule murale indiquait huit heures cinquante-sept, dans trois minutes Isabelle devait prendre l’antenne et son fauteuil restait désespérément vide. Laurent Coste terminerait dans quelques instants et Lucien Bredon se décida, Laurent continuerait jusqu’à l’arrivée de mademoiselle Mallardeau. Habituellement, la jeune femme arrivait une demi-heure avant l’émission. Cela lui permettait de se préparer sans trop de stress et de procéder aux ultimes ajustements avec son chef. Il pouvait se produire des bouleversements de dernière minute dus pour l’essentiel à l’actualité. Son collègue apprécia moyennement l’obligation de la remplacer au pied levé. Célibataire, comme sa consoeur, il avait tenté de la courtiser en vain. Isabelle supportait assez mal la suffisance de ce rouquin un peu trop fade à son goût. Depuis, ils s’ignoraient et s’en tenaient à de stricts rapports professionnels. Le carillon caractéristique de Radio Proxima sonna neuf heures. Laurent profita des deux minutes d’informations pour absorber rapidement son cinquième café de la matinée. Finalement, il s’installa derrière le micro d’Isabelle avec un certain plaisir, car il désirait cette tranche horaire depuis très longtemps. La blonde semblait accaparer les faveurs du patron et une incartade comme celle-là servait ses desseins. Il précisa aux auditeurs qu’il resterait avec eux jusqu’à midi et ne fit aucun commentaire sur sa présence à la place de l’animatrice habituelle. Lucien Bredon téléphona à plusieurs reprises au domicile de la jeune femme. Il laissa des messages et le ton devint de plus en plus sec. Il essaya également de la joindre sur son portable, mais il tomba chaque fois sur la douce voix, qui susurrait quelques mots avant le bip fatidique. La boîte vocale du téléphone de mademoiselle Mallardeau se remplissait inexorablement au grand dam du responsable de l’antenne. Il capitula, estimant plus sage d’attendre que la jeune animatrice se manifeste. Laurent Coste avait été prévenu. Il risquait de se voir attribuer la matinée du mardi si sa consoeur continuait à faire la radio buissonnière. La situation n’évolua pas, le lendemain ressembla à la veille. Le patron décida de prendre le taureau par les cornes. Il n’hésita pas l’ombre d’une seconde à alerter la gendarmerie plutôt que les parents d’Isabelle. Elle était en froid avec eux depuis leur divorce et, lors de son embauche, elle n’avait pas communiqué les coordonnées de ses géniteurs. Monsieur Bredon avait abordé une seule fois le sujet avec elle et il avait vite compris qu’il convenait de lui parler d’autre chose. Depuis son arrivée à Radio Proxima, la jeune femme s’était montrée d’une ponctualité sans faille tant au niveau des horaires que des rendez-vous. Plus Lucien Bredon réfléchissait à l’absence de sa collaboratrice, plus il se disait que ce comportement ne lui ressemblait guère. Elle aimait la marginalité à condition de rester professionnelle. Il envisagea une aventure amoureuse, mais il n’avait rien remarqué dans son attitude de ces derniers jours. La deuxième matinée pesa également à Laurent Coste et il appela lui aussi Isabelle sur son portable. Prioritairement préoccupé par son avenir radiophonique, il voulait savoir à quoi s’en tenir. Le sort de sa collègue lui importait peu. Il aurait aimé batifoler avec cette belle plante uniquement pour parfaire son tableau de chasse. Il se focalisait sur son ego, pas sur ses partenaires. Lucien Bredon connaissait bien le colonel en charge de la gendarmerie centrale du département. Il réussit à le convaincre de lancer une équipe sur la piste de l’animatrice. Leur première démarche consista à se rendre au domicile d’Isabelle Mallardeau. Six hommes se déployèrent dans le hameau et inspectèrent les alentours avant de se présenter devant la maison. A priori, les volets ouverts n’indiquaient rien d’anormal. Les rares habitants déclarèrent que leur voisine ne les fermait jamais, car elle aimait laisser entrer la lumière le plus possible à l’intérieur. Deux brigadiers frappèrent à la porte, mais ils n’obtinrent aucune réponse. Le plus gradé décida de pénétrer dans la demeure. Il actionna le loquet, mais l’huis refusa de s’ouvrir. Un collègue cassa un carreau, glissa sa main et déverrouilla la serrure. Quatre gendarmes s’engouffrèrent rapidement dans l’entrée tandis que les deux autres montaient la garde à l’extérieur. Ils constatèrent un certain désordre, l’occupante laissait traîner des vêtements un peu partout. Sa garde-robe était éparpillée dans la pièce. Les petites culottes côtoyaient les pulls et les pantalons, la corbeille de linge sale débordait. Ils y trouvèrent une paire de chaussettes de tennis qui semblait appartenir à un homme. Le répondeur téléphonique clignotait, ils écoutèrent les six messages affichés. Quatre appels provenaient du responsable de la radio locale qui voyait rouge et ordonnait à la jeune femme de se manifester. Deux communications émanaient d’une certaine Claudine qui suppliait l’animatrice de la rencontrer. Ils décidèrent de tout laisser en l’état et d’inspecter les autres pièces ainsi que les dépendances. Dans une chambre à l’étage, ils firent deux découvertes intéressantes. Tout d’abord, mademoiselle Mallardeau tenait un journal et l’un des gendarmes lut la dernière phrase : « Rencontre d’un bel homme taciturne… Ce soir, je vais faire sortir le loup du bois. » Cette ultime confidence était datée du samedi huit mars. La seconde trouvaille concernait un article d’un grand quotidien découpé et glissé dans le cahier. Il s’agissait de l’arrestation d’un truand qui avait institué un trafic de drogue entre la France et l’Italie. Le journaliste citait les noms des protagonistes impliqués et il précisait que mademoiselle Isabelle M. n’était absolument pas liée, de près ou de loin, à cette affaire. La voiture était garée sous un appentis, à sa place habituelle. Les gendarmes purent ouvrir les portières, la propriétaire ne fermait jamais à clé son véhicule. La situation se compliquait. Où se trouvait la jeune femme puisque son moyen de locomotion était resté ici ? Le responsable du groupe appela la brigade de recherche et décida de faire appel à la section canine. Les maîtres-chiens arrivèrent sur les lieux une demi-heure plus tard, mais les bergers allemands ne s’avérèrent pas d’un grand secours. La pluie les empêcha de relever une piste. Néanmoins, tous les limiers, après avoir reniflé les sousvêtements et les chaussettes, s’étaient dirigés vers le piano. Le sol trop mouillé ne permit pas d’autres investigations. La brigade décida d’en rester là et de poursuivre les recherches en étudiant scrupuleusement les habitudes de la jeune femme. Certains éléments troublants demandaient à être éclaircis.

    #152126

    XXXVI

    Sagol et Gilles orientèrent leurs investigations sur l’entourage de Rodrigue. Il apparaissait indispensable de cerner au plus près ses fréquentations pour espérer résoudre l’affaire. Une course contre la montre se jouait entre les enquêteurs et le dernier compagnon de la geisha du campanile. À ce jeu, les poursuivants manquaient cruellement d’une bonne boussole pour leur indiquer la direction à prendre. En deux mots, ils tâtonnaient. La tâche ne s’avéra pas trop difficile. Le jeune homme fréquentait peu de gens hormis dans le milieu musical et il convenait de reconnaître que sa personnalité limitait les contacts. Les deux gendarmes découvrirent qu’il rendait fréquemment visite à des autistes dans une institution où il avait lui-même passé quelques années. Il venait deux fois par mois pour donner un petit récital à titre bénévole. C’était probablement sa façon à lui de transmettre à d’autres ce qu’il avait reçu et notamment cette musique qui lui avait permis de sortir de sa condition pathologique. La directrice de l’établissement confirma qu’il jouait sur le même instrument où il s’était révélé depuis bientôt quinze ans. Elle expliqua que chaque morceau qu’il exécutait sur le vieux piano constituait certainement une thérapie. Chaque fois, ses larmes tombaient sur les touches du clavier et il ne séchait jamais ses yeux mouillés. Il pleurait, mais souriait en même temps et certains pensionnaires communiaient littéralement avec lui. La rencontre avec le saxophoniste, Benny Cool, apporta quelques détails supplémentaires sur la personnalité complexe du suspect. Ces deux hommes se trouvaient musicalement dans une osmose totale. Benny savait interpréter et respecter les silences de son ami et parfois ils en venaient aux confidences. Le contraste de leurs origines et leur histoire cimentaient leur complicité. Le musicien, originaire du Lesotho, avait longtemps vécu dans la clandestinité avant de profiter de la générosité des gouvernants à son égard. Il avait été régularisé comme tant d’autres, après l’élection présidentielle. Cela le laissait totalement indifférent, sa vision du monde l’amenait à se considérer comme un citoyen de la planète. Entre deux cigarettes, Benny confia aux deux hommes quelques secrets connus de lui seul. Rodrigue voyait régulièrement sa soeur à l’insu de leurs parents. Ils se rencontraient chez lui et passaient de longues heures ensemble. Charlotte Bonifay aimait son frère. Le saxophoniste affirma aux deux gendarmes qu’une horrible histoire déchirait cette famille et les enfants souffraient par la faute de leurs parents. Les enquêteurs ne purent en savoir davantage. Ils demandèrent à Benny de transmettre un message à son ami au cas où celui-ci se manifesterait. Il promit de le ramener à la raison et de les informer, mais à quarante-neuf ans, le musicien connaissait la musique et il ferait ce que sa conscience lui dicterait. Sagol se méfiait des déclarations du ressortissant du Lesotho, il trouvait qu’il fabulait beaucoup. Gilles ne partageait pas son avis, il ne doutait pas de la sincérité des affirmations de Benny. Un tri s’imposait à eux et ils décidèrent de rendre une visite aux parents de Rodrigue, compte tenu de ce qu’ils avaient entendu. Ils voulaient démêler l’écheveau en tirant le bon fil. Carole Bonifay ouvrit la porte et ne manifesta aucun sentiment devant les agents de la force publique. Elle se contenta de les prier sobrement d’entrer. Cette femme est une ombre, pensa Gilles. Sagol s’interrogeait sur ce que cachait un tel effacement. Habituellement, la vue d’un uniforme déclenchait toujours une réaction, or la mère de Rodrigue était lisse, rien ne transparaissait de son visage. À l’instar d’une madone, elle n’avait pas d’âge, le temps s’était figé en elle. Gilles se remémora les mots de Benny Cool : « Une horrible histoire déchirait cette famille et les enfants souffraient par la faute de leurs parents. » Il tenta d’imaginer comment il pourrait extorquer des paroles supplémentaires à cette marionnette d’une autre époque. Sagol prit le relais en demandant à madame Bonifay si elle se doutait de la raison de leur visite. Elle répondit qu’il fallait s’adresser à son mari. Une telle abnégation lui fit froid dans le dos d’autant que le saxophoniste leur avait rapporté que son ami Rodrigue décrivait sa mère comme une femme très volubile. Cette information contredisait ce qu’ils pouvaient observer. Aujourd’hui, ils étaient confrontés à un mime. Lucien Bonifay reçut les deux hommes dans le salon de l’appartement et l’entretien s’avéra d’une banalité affligeante. Il se contenta de répondre à chaque question, le reste du temps il apparaissait lui aussi absent. Il ignorait où se trouvait son fils et semblait s’en soucier comme de sa première chemise. Carole, son épouse, se tenait à quelques mètres de lui, prête à satisfaire la moindre demande. Cette impression renforça le sentiment de malaise des deux amis. Gilles l’interrogea au sujet de ses deux enfants et lui demanda de leur communiquer l’adresse de sa fille, Charlotte. Il répondit qu’elle ne donnait pas signe de vie actuellement et qu’il ne possédait pas ses coordonnées. Le lieutenant revint à la charge afin de connaître les raisons de cette brouille familiale. L’homme s’en tint à la même attitude et il assura qu’il s’agissait de broutilles dues à une susceptibilité à fleur de peau. L’audition dura plus d’une heure trente. Les gendarmes prirent des notes et les époux Bonifay ne se départirent pas de leur flegme, rien ne pouvait les atteindre. Ils ne prononcèrent pas le nom d’Isabelle Rivet. Ils jouèrent la carte du mépris, Sagol et Gilles frôlèrent l’écoeurement. Le comportement de ce couple aurait mérité une analyse approfondie et ils se demandèrent qui aurait dû être placé dans une institution. La visite de la chambre de Rodrigue souleva des interrogations supplémentaires, car la décoration interpella les enquêteurs. Ils remarquèrent des colombines dessinées sur les murs et ne purent éviter d’associer ces images à celles du campanile. Cette coïncidence troublante perturba l’esprit des gendarmes. Gilles décela des taches au plafond, mais la lumière du jour empêchait d’en distinguer correctement les contours dans cette pièce haute. Sagol ferma les volets et, dans la pénombre, un ciel étoilé apparut, des étoiles phosphorescentes formaient une voûte céleste. Le jeune homme dormait dans un décor féerique et sidéral. Après avoir pris congé des parents Bonifay, les deux amis restèrent plongés dans une profonde perplexité. Ils convinrent qu’une grande singularité régnait dans cet appartement. La tristesse semblait incrustée partout, dans chaque être, dans chaque objet. Que cachait ce décor ? Quelles angoisses ou quels chagrins se dissimulaient derrière ces masques ? Une autre préoccupation les taraudait : où se terrait le jeune pianiste ?

    #152127

    XXXVII

    Un promeneur alerta les gendarmes. Le soleil brillait haut dans le ciel et Maxime Leriche marchait sur le plateau en direction du belvédère. Il admirait les parapentistes, qui évoluaient au-dessus de la falaise, et les voiles multicolores, gonflées par la brise, s’offraient à son regard émerveillé. Alors qu’il suivait l’ombre d’un parachute le long des rochers, il aperçut soudain une forme dans un éboulis. Il pensa tout d’abord à un animal blessé. Il emportait souvent ses jumelles, il les régla à sa vue et le grossissement lui permit de découvrir un cadavre. Il gisait, au pied de la falaise, quatre-vingts mètres en contrebas. Il ne distinguait pas le visage, mais il supposa qu’il s’agissait d’une femme à la longueur de sa chevelure blonde. Maxime Leriche portait bien ses soixante-six printemps et il réagit immédiatement en appelant la police sur son téléphone portable. Il connaissait parfaitement le site et il savait qu’il lui faudrait au moins une heure pour rejoindre l’éboulis où reposait la dépouille. Il situa précisément les lieux à son interlocuteur et indiqua l’accès le plus rapide. Les arbres et de la proximité de la falaise rendaient périlleuse une approche en hélicoptère. Il lui conseilla d’y accéder par le sentier du bas où il proposa d’attendre l’arrivée des enquêteurs. À son tour, il s’y dirigea en voiture et se gara sur un parking à proximité. Il fallut contourner une partie de la paroi pour revenir à quelques mètres de l’endroit où gisait le cadavre. Les gendarmes durent s’équiper pour l’atteindre et franchir une barre rocheuse pour rejoindre l’éboulis et apercevoir le corps. Une femme blonde d’une trentaine d’années reposait les bras en croix. Elle ressemblait à un pantin désarticulé. Le décès devait remonter à deux ou trois jours, ils ne remarquèrent pas de signes de décomposition et la rigidité cadavérique confirma cette hypothèse. Les brigadiers interrogèrent brièvement le brave promeneur et le remercièrent pour sa perspicacité et sa collaboration. Maxime Leriche regrettait simplement d’avoir côtoyé la mort par une aussi belle journée. Il craignait d’y voir un présage, aussi il se signa et rejoignit son véhicule. Ce soir, il aurait bien des choses à raconter à son chat. Cet homme débonnaire vivait avec lui depuis la disparition de son épouse. Il survivait grâce à son optimisme naturel qui l’incitait à aller toujours de l’avant. Après quelques tergiversations, l’hélicoptère fut appelé pour procéder à l’évacuation du corps vers le service médico-légal. L’autopsie permettrait d’en savoir plus sur les causes et la nature du décès. En outre, l’identité de la victime aiderait les enquêteurs à découvrir la vérité sur cette affaire. Deux gendarmes grimpèrent au sommet de la falaise pour tenter de recueillir des indices. La pluie de la nuit précédente et la fréquentation de fin de semaine rendirent impossible la récupération d’empreintes autour du point présumé de la chute. Un promontoire dominait la plaine et l’on pouvait apercevoir le Pilat par beau temps. Les anciens prétendaient qu’il annonçait les intempéries à venir. La jeune femme n’aurait plus à se soucier des prévisions météo. Le téléphone portable permit d’identifier sa propriétaire, il appartenait à mademoiselle Isabelle Mallardeau. Il apparaissait pratiquement indéniable que le cadavre retrouvé dans la rocaille et la titulaire de l’abonnement ne constituaient qu’une seule et même personne. L’appareil n’émettait pas de signal, le temps écoulé avait vidé la batterie. Les investigations se poursuivirent à la brigade et la carte Sim livra son contenu. Les appels des derniers jours feraient l’objet d’examens approfondis afin de recueillir des éléments permettant d’élucider ce drame. L’enquête conduisit les gendarmes au siège de Radio Proxima et la photo de l’animatrice leur confirma le nom de la défunte. Le plus affecté fut Lucien Bredon, le directeur d’antenne et homme à tout faire de la station. Sa peine paraissait sincère, malgré son attitude rigoureuse envers sa collaboratrice, il l’appréciait beaucoup en tout bien tout honneur. Il émit une remarque en examinant le cliché de la jeune femme morte. Il n’avait jamais vu Isabelle porter ces boucles d’oreilles auparavant.

    #152128

    XXXVIII

    L’adjudant Coinon, chef de l’unité de gendarmerie, transmit le dossier à son collègue responsable de la brigade de recherche. L’autopsie déterminerait s’il s’agissait d’un meurtre, d’un accident ou d’un suicide. Il penchait pour une exécution maquillée en faux pas malencontreux. Aussi, il préféra que l’affaire soit prise en charge le plus tôt possible par un service spécialisé. La rapidité conditionnait la réussite de l’enquête et il voulait mettre tous les atouts entre les mains de la maréchaussée. L’adjudant Riffard prit la lourde succession du chef Sagol. Il procéda à un rapide inventaire des éléments dont il disposait avant de rendre visite à son ami Masepiol, médecin légiste. Ces deux-là auraient beaucoup de choses à se raconter… Le docteur fit part à Riffard de sa déception d’avoir récupéré le cadavre aussi tardivement, il n’avait pas pu profiter de toute la beauté de cette créature. À l’instar de nombreux praticiens de la médecine légale, Ludovic Masepiol plaisantait beaucoup dans son travail. Cela lui permettait de supporter les situations les plus redoutables. Il reprit consciencieusement ses investigations. L’adjudant put entrevoir quelques détails et obtenir les premiers commentaires du spécialiste post mortem. Après un rapide coup d’oeil, il préféra retourner à d’autres occupations et Ludo lui promit son rapport pour la fin de l’après-midi. En homme de parole, le docteur Masepiol remit ses conclusions peu avant dix-huit heures. Il les apporta personnellement à son ami Jacques Riffard. Les deux collègues jouaient ensemble dans un club de volley-ball, la grande taille de l’adjudant faisait merveille au filet. Le compte rendu précisait que la victime était décédée avant sa chute d’une rupture des vertèbres cervicales, l’assassinat se confirmait. La mort remontait au dimanche précédent, entre dix-sept et dix-neuf heures. La jeune femme n’avait subi aucune violence sexuelle. Aucune empreinte n’avait pu être relevée sur ses vêtements, la pluie ayant imbibé et nettoyé toutes traces éventuelles. L’adjudant fit remarquer au légiste qu’il disposait de très peu d’indices pour avancer dans cette enquête. – Des analyses complémentaires sont en cours, ajouta Masepiol, des investigations de routine concernant notamment l’état de santé de la victime. Riffard décida de consulter le fichier central pour comparer ce meurtre à d’autres dossiers criminels qui présenteraient des similitudes. Une banque de données permettait de répertorier les points communs entre différentes affaires. Le logiciel, d’une efficacité redoutable, apportait un gain de temps considérable. Après avoir saisi différents paramètres, le cas comportant les plus nombreuses analogies s’avéra être celui d’une certaine Isabelle Rivet. Les deux jeunes femmes portaient le même prénom, ce qui alerta Riffard. Il contacta aussitôt Sagol, l’un des responsables de l’autre enquête. Après quelques échanges de courtoisie, ce dernier lui réclama des photos de la défunte de la falaise. Quelques secondes plus tard, Gilles et Sagol purent examiner de près les clichés. La ressemblance frappante, voire gémellaire, des deux victimes les conforta dans l’idée que le tueur de Venise et celui de Savoie pourraient être le même. Apparemment, le meurtrier recrutait parmi les blondes. De surcroît, hormis la similarité physique très troublante, l’assassin procédait de la même manière pour exécuter ses proies. Il brisait les vertèbres cervicales et les précipitait dans le vide, depuis le campanile pour Isabelle Rivet et du haut de la falaise pour Isabelle Mallardeau. – Même les prénoms sont identiques ! ajouta Gilles. – Décidément, plus nous avançons et plus les points de convergence se multiplient, renchérit Sagol. Les gendarmes s’arrêtèrent sur un autre détail commun aux deux affaires : les boucles d’oreilles de la dernière victime. – Voilà encore un élément semblable. Je crois que nous connaissons le coupable, à nous de l’empêcher de continuer sa funeste besogne.

    #152129

    XXXIX

    Il voulait que je lui explique la femme, vaste programme ! L’expatrié partait sur des sentiers périlleux, évoquer la moitié de l’humanité exigeait une grande concentration. Je désirais aborder le sujet, mais la tâche s’annonçait ardue. Il me promit de me dévoiler sa vision et ce serment me stimula, réveilla en moi l’envie de réfléchir sur cette part qui sommeille en chaque homme : la féminité.

    Je dus avouer toute la difficulté de l’entreprise, je ne savais pas par où commencer. Dans mon imaginaire, la gent féminine me ramenait chaque fois vers la procréation. La naissance focalisa longuement ma pensée, ce miracle me paraissait extraordinaire. Hypothéquer un peu sa vie pour donner le jour à un nouvel être magnifiait le sexe opposé. Tout mon raisonnement tournait autour du nid et de la maternité. Je projetais des images d’enfants et d’allaitement, mon regard s’arrêtait lorsque le bébé se trouvait repu.

    J’essayais en vain de franchir l’obstacle, je ne parvenais pas à envisager la femme autrement. L’expatrié tenta de m’expliquer qu’il s’agissait probablement d’un traumatisme survenu durant l’enfance. Je n’en crus pas un mot, mais ses propos m’inquiétèrent. La peur de me retrouver face à ma vérité m’empêchait de continuer. Mon compagnon fit preuve de tact et sa façon d’aborder ce thème me rassura.

    Il prit un certain recul et employa une métaphore de façon à m’apaiser. Il me suggéra d’imaginer qu’il avait attribué un nom pour chacun des huit soleils qui éclairaient sa contrée. Nos précédents entretiens me revinrent en mémoire et je lui précisai qu’il devait les nommer pour que je comprenne mieux. Le souci du détail m’obsédait et je désirais des explications claires afin d’assimiler au mieux ses pensées.

    Il m’en proposa huit et la surprise fut de taille. La révélation me laissa bouche bée et depuis je n’ai pas cessé d’y penser. Pour aborder l’éternel féminin, ce diable avait choisi, pour les sept premiers astres, des noms déconcertants : avarice, colère, envie, gourmandise, luxure, orgueil, paresse. Le huitième soleil se vit attribuer celui de plénitude. Chaque rencontre apportait son lot d’imprévu et de trouvailles inimaginables, celle-ci ne dérogeait pas à cette règle. Je méditai de longues minutes et tentai de mettre ma pensée en phase avec la sienne.

    Nous reprîmes notre conversation et il commença par l’avarice. Selon lui, elle était caractérisée par la parcimonie, elle éclairait modérément. Notre premier soleil brillait de cette manière et certaines de nos femmes pouvaient s’assimiler à cet astre mesuré. Je ne connaissais pas son pays et ne pouvais le contredire. Il existait des créatures qui ressemblaient à sa description, son allégation ne pouvait se réfuter. Il passa en revue les autres soleils, son approche s’avéra ludique et instructive.

    La colère s’illustrait par des coups d’éclat. L’envie convoitait souvent la place des autres. La gourmandise avalait fréquemment la lumière d’autrui. A contrario de l’avarice, la luxure se complaisait à éclairer plus que nécessaire. L’orgueil brillait encore bien plus dès lors qu’on s’intéressait à lui. Quant à la paresse, elle se débrouillait toujours pour être en veilleuse. Je m’amusais à extraire de ma mémoire des femmes que j’avais pu rencontrer et correspondant à chaque soleil. Je riais de mes découvertes et mon compagnon sollicitait un portrait détaillé de chacune. Nous saisissions les allusions dans nos propos respectifs et le jeu enrichissait l’échange.

    Je crus comprendre le sens de cette allégorie et je posai une autre question. Pourquoi le huitième s’appelait-il plénitude ? L’expatrié me répliqua que la réponse se trouvait dans chacun des sept autres. Aussi, en poussant le raisonnement, la plénitude consistait à prendre le meilleur de chacun des astres, cela me parut évident. Quant à la gent féminine… Il attira mon attention sur notre religion chrétienne qui distinguait sept péchés capitaux. Devais-je comprendre qu’il n’existait qu’une femme parfaite sur huit ?

    J’aurais aimé jouer la mélodie sur mon piano. La compagne de l’homme, déclinée par les interdits des croyances, m’inspirait. Je me surpris à griffonner des notes sur un cahier à spirale, je voulais laisser une trace de mon inspiration spontanée. L’éternel féminin représentait à la fois le diable et tous les fantasmes de l’homme. Que fallait-il en conclure ?

    Sur ma partition, deux colombines dansaient, elles sautaient de l’une à l’autre avec élégance et légèreté. J’espaçai les lignes et les vêtements blancs flottèrent au-dessus de ma musique, mon piano souffla dans le cœur de mes belles. Dans l’allegro final, elles s’envolèrent et leurs loups noirs se posèrent sur mes arpèges.

     Je me retrouvai de nouveau seul, l’expatrié était parti au premier coup de crayon. Je refermai mon carnet et me recroquevillai sur mon lit, tout n’était que blancheur autour de moi.


    #152130

    XXXX

    Les évènements se précipitèrent. Sagol et Gilles décidèrent de se rendre en

    Savoie et de se joindre aux enquêteurs locaux. Ils avaient pris le temps de réfléchir

    aux rebondissements de ces derniers jours. Peu à peu, ils avaient reconstitué des

    bribes de vie qui les amenaient vers le dénouement, du moins l’espéraient-ils.

    Élucider les affaires et retourner à Venise, tel était le credo des deux complices.

    Sagol s’était longuement entretenu avec ses homologues vénitiens et

    notamment le commandant Licci. Le responsable transalpin de l’enquête avançait

    bien lui aussi. Il venait de retrouver Laurent Bischauf et son ami. Il séjournait dans

    une clinique de Mestre depuis le jour du meurtre d’Isabelle Rivet. Son état de santé

    s’était aggravé au point de déterminer son compagnon à quitter l’hôtel luxueux où

    ils résidaient pour un établissement hospitalier. Le Sida faisait des ravages dans la

    communauté homosexuelle et Jeff Laureen se soumettait, lui aussi, à une lourde et

    astreignante thérapie. Ils ne pouvaient pas avoir assassiné la geisha, car cela

    surpassait largement leurs forces.

    Sagol transmit à Licci les nouveaux éléments de l’enquête et notamment les

    similitudes entre les meurtres des deux Isabelle. La corrélation entre les domaines

    professionnels des deux jeunes femmes interpella l’Italien. Les Français

    progressaient également dans ce sens, il fallait découvrir l’origine de tels choix de la

    part du meurtrier.

    Gilles ne partageait pas cet avis. Il penchait pour le hasard d’une rencontre et

    non pour une démarche délibérée. Un acte réfléchi nécessitait une minutieuse

    préparation et aucun élément ne permettait de l’affirmer dans le cas présent. Le

    présumé coupable agissait probablement seul, car les gendarmes ne possédaient pas

    d’indices prouvant une quelconque complicité.

    Par ailleurs, le commandant Licci leur révéla qu’un de ses collaborateurs

    venait de découvrir l’hôtel où avait séjourné la colombine aux boules de geisha. La

    pension Diavolo (1) (Note : diable en italien.) portait bien son nom. La deuxième

    équipe qui recherchait le lieu de séjour de la victime avait fait mouche. Une langue

    s’était déliée. Un garçon d’étage s’était souvenu d’une belle jeune femme blonde,

    qui lui avait ouvert dans le plus simple appareil et qui portait, comme unique

    parure, un loup noir. Il n’avait donc pu distinguer son visage ni celui de son

    compagnon, déguisé en arlequin, qui était également masqué. Les policiers avaient

    consulté les registres de l’hôtel et ils avaient noté que les frais du séjour devaient

    être adressés à une société de production audiovisuelle parisienne. La boucle était

    bouclée.

    Gilles demanda si les fins limiers vénitiens avaient pu effectuer des

    prélèvements. Licci arracha un sourire aux deux Français : deux verres et une

    bouteille de champagne avaient pu être récupérés in extremis. Les résultats d’ADN,

    qui devaient arriver dans les minutes à venir, pourraient confirmer l’intime

    conviction des enquêteurs. Sagol pianota sur son ordinateur afin de transmettre les

    analyses génétiques d’Isabelle Rivet et de Rodrigue Bonifay à ses collègues de la

    lagune. Les deux gendarmes se rendirent en Savoie en voiture. Le train s’avérait plus

    rapide, mais ils voulaient une totale liberté de mouvement. Durant le trajet, ils se

    remémorèrent le dossier. Ils discutèrent sans discontinuer et les kilomètres

    défilèrent. Le retour sur le lieu qui avait vu naître leur amitié complice les

    réjouissait. Ils possédaient tellement de souvenirs communs, des moments

    d’intense bonheur ou d’infinie tristesse. Ils prenaient tout comme un superbe

    cadeau de la vie et espéraient en parler ensemble, avec autant de passion et

    d’émotion, pendant encore de nombreuses années.

    Les deux dossiers semblaient étroitement liés et ils attendaient beaucoup de

    leur séjour savoyard. Ils se préparaient à examiner à la loupe les derniers mois

    d’Isabelle Mallardeau.

    Gilles gara la berline Peugeot dans la cour de la brigade. Un sentiment

    étrange et indéfinissable gagna les deux hommes, comme s’ils rendaient visite à un

    vieil ami qu’ils auraient quitté la veille. L’adjudant Riffard les accueillit devant

    l’entrée ; Sagol l’avait prévenu après avoir passé le péage de La Motte-Servolex.

    Les deux gendarmes, précédés de leur collègue, se dirigèrent vers leur ancien

    bureau. Ils ne constatèrent pas de changements entre l’époque de Sagol et celle de

    Riffard, hormis deux posters de dunes africaines. Ils échangèrent leurs

    renseignements et leurs points de vue sur les deux affaires. Le Savoyard leur

    apporta des informations détaillées sur le dossier d’Isabelle Mallardeau. Gilles et

    Sagol procédèrent de même quant à celui d’Isabelle Rivet. Il fut convenu que, dans

    un premier temps, les deux gendarmes enquêteraient de leur côté et qu’ils se

    retrouveraient chaque matin pour un débriefing.

    Les deux enquêteurs se rendirent ensuite à L’Hôtel du Lac pour y déposer

    leurs valises et se rafraîchir avant de rallier le hameau où résidait la dernière victime.

    Cet établissement, comme son nom le laissait supposer, se trouvait dans les

    environs du lac du Bourget. Il dominait la contrée et la vue, depuis les chambres,

    enchanta les deux hommes. La chance leur avait souri, car ils auraient dû loger à la

    caserne. Cependant, les studios, habituellement attribués au personnel de passage,

    faisaient l’objet de travaux de réfection. Ils avaient apprécié ce petit impondérable.

    Le soleil transperçait quelques nappes de brume, qui recouvraient le lac, et le

    contraste donnait au paysage un aspect surréaliste.

    Dix minutes plus tard, ils se retrouvèrent sur la route, en direction du dernier

    domicile d’Isabelle Mallardeau. Gilles avait pris le volant et Sagol savourait

    pleinement cette escapade dans l’avant-pays. Cela lui rappelait quelques épisodes,

    alors qu’il enquêtait avec son ami sur des crimes dans la région. Le printemps

    pointait son nez, il offrait ses senteurs de sous-bois au travers de la vitre légèrement

    baissée et Sagol entendait la rivière chanter à travers les rapides.

    L’arrivée d’un véhicule de gendarmerie dans le hameau ne passa pas

    inaperçue. Malgré le nombre restreint d’habitants, les deux hommes rencontrèrent

    quelques autochtones. Les langues commencèrent à se délier et l’accent chantant de

    Sagol fit le reste. Madame Mirkovic se lâcha et cracha tout son venin. Elle

    demeurait à une centaine de mètres d’Isabelle et devait souvent se cacher derrière

    ses rideaux pour guetter le moindre geste de sa voisine. Maria Mirkovic épiait tout

    le monde depuis son veuvage. Son mari, un ancien mineur, avait succombé, une

    quinzaine d’années auparavant, à la silicose. Chaque anniversaire de sa mort

    augmentait sa rancoeur envers les autres, surtout les jeunes.

    La jolie blonde n’avait pas échappé à sa vindicte. Elle avait vu un certain

    nombre de choses qui ne lui plaisaient pas et elle s’empressa de les révéler aux deux

    gendarmes. Elle jalousait par-dessus tout ce que représentait Isabelle, elle exécrait sa

    jeunesse, sa beauté et sa réussite. Elle parla beaucoup et les deux enquêteurs

    perçurent toute cette solitude passée à espionner son prochain. Cet isolement,

    depuis la disparition de son époux, l’avait rendue acariâtre.

    Parmi le lot de révélations de madame Mirkovic, une retint l’attention du

    lieutenant Gilles. La revêche voisine évoqua la période où Isabelle Mallardeau avait

    vécu avec un jeune homme, un certain Patrick. Elle prétendit que l’animatrice

    l’avait entraîné dans un univers de débauche et qu’il avait dû trafiquer dans des

    affaires louches pour boucler les fins de mois. Une constatation s’imposa, la veuve

    détestait la victime et préférait son compagnon.

    Les déclarations de madame Mirkovic confirmèrent l’article de journal découvert

    par les premiers gendarmes dans la maison de la défunte. Gilles lui demanda si elle

    avait vu quelque chose d’inhabituel ces derniers jours. Elle déclara qu’un soir de la

    semaine précédente, elle avait entendu jouer divinement du piano et qu’elle avait

    distingué des ombres par la fenêtre. Elle avait pensé qu’Isabelle devait se trouver en

    galante compagnie cette nuit-là. Elle ne put éclairer davantage les deux hommes.

    #152131

    XXXXI

    La musique résonnait dans mon coeur, elle battait la mesure sur mes tempes.

    Je jouais dans ma tête une mélodie inachevée et je butais sur des notes qui me

    rappelaient ma douleur. Ils m’avaient tout enlevé et je survivais grâce à mon piano.

    Il m’arrimait à la vie, je flottais au-dessus des touches et je m’agrippais à ses

    arpèges. Ma joie de vivre s’exprimait dans le toucher du clavier. J’avais tout montré

    de moi sur ce damier bicolore, les noires et les blanches virevoltaient. Mes caresses

    lui avaient arraché des soupirs d’aise, ma fougue l’amenait au paroxysme.

    Depuis, la musique s’était fait ombre, elle s’était cachée dans la nuit carcérale

    et, telle une note finissante, ma flamme vacillait et s’épuisait au vent mauvais. Je

    rêvais d’une sonate au clair de lune, d’un prélude à l’après-midi d’un faune, mais le

    cauchemar survint. Colombine me nargua, son voile ondula dans la brise qui

    provenait de la lagune. Une sueur froide me recouvrit, je me réveillai trempé et

    grelottant. J’implorai la délivrance, je conjurai l’expatrié de venir à ma rencontre.

    La lumière du couloir projetait dans la chambre un pâle halo, j’en profitai

    pour m’approcher. Enroulé dans l’unique couverture, je pris un carnet à spirale et

    j’écrivis toute la nuit. L’expatrié avait enveloppé ma main dans la sienne, il me

    sembla que le jour du huitième soleil se rapprochait, je me tenais prêt. Ici, tout

    n’était que méchanceté, perversion et calcul, la naïveté constituait une tare, j’étais

    taré.

    Nous dissertâmes longuement sur la finalité de la musique et ses différents

    styles musicaux. Sa perception des sons différait sensiblement de la mienne, oreille

    absolue oblige. Je tentai de lui expliquer que toute la palette des sentiments se

    trouvait dans tous les instruments, même le plus petit. Il s’agissait d’un langage

    universel. Les musiciens se comprennent toujours entre eux malgré les barrières de

    races, de cultures et de continents.

    Il m’écouta longuement et convint qu’il avait vu des humains rire, chanter ou

    pleurer sur l’interprétation d’une oeuvre. Cela le rendit dubitatif, mais mes

    explications levèrent ses derniers doutes.

    Je lui décrivis l’intense bonheur que me procurait la musique. Elle était ma

    langue, ma famille et ma voie. Ce qui me plaisait dans ce mode d’expression se

    résumait en deux mots : le piano. Je lui faisais dire ce que je ne pouvais pas

    extérioriser par ma bouche. Il jouait le rôle de mon interprète et, en retour, je le

    servais au meilleur de mes possibilités. Nous avions conclu un contrat tacite, il me

    protégeait et je le magnifiais, le marché semblait équitable.

    Je composais dans ma tête et décidai de retranscrire sur le cahier ce

    témoignage qui resterait après mon départ pour le huitième soleil. Je demandai à

    l’expatrié quelle musique je pourrais interpréter au pays des huit astres, quel genre

    conviendrait le mieux. Il éluda ma question. Nous parlâmes encore et encore et je

    m’endormis devant la porte.

    L’infirmière du matin me trouva dans cette position et hésita à me réveiller.

    Je pense qu’elle appréhendait ma réaction. J’étais dans le cirage le plus complet, elle

    m’aida à me diriger vers le lit et je m’allongeai sans discuter. L’expatrié était reparti

    et il ne m’avait rien promis de plus que la fois précédente. Mes réserves s’épuisaient

    et trop de colombines venaient déranger mes pensées.

    J’imaginais mon arrivée dans le pays de mon compagnon. Il me présenterait

    à tous ses amis et je jouerais pour eux. Je crois que j’associerais Mozart et Chopin à

    ce voyage. Ils résonneraient de soleil en soleil pour ne former qu’une ronde de

    notes ininterrompues ; j’inventerais la musique intersidérale. Il faudrait que

    j’emporte mon piano là-bas, j’espérais qu’il y aurait de la place pour lui.

    Toute la journée fut difficile, la fatigue m’obligeait à dormir par

    intermittence. J’appris par l’infirmière que le docteur Bourdin avait effectué sa visite

    pendant mon sommeil. Il avait regardé attentivement mes écrits de la nuit et, en

    mélomane, s’était déclaré impressionné par ma composition intitulée Brumes

    vénitiennes. Il en avait fait une photocopie, car il voulait jouer ce morceau chez lui.

    Patricia Bertal, qui était arrivée depuis peu dans le service, possédait la

    fraîcheur des débutantes. Elle venait de fêter ses vingt-quatre ans et je la trouvais

    belle à croquer. Sa blondeur et ses yeux verts agrémentaient ce charme naturel. Elle

    me rappelait des blondes que j’avais connues dans d’autres circonstances. Je me la

    représentais uniquement vêtue d’un voile blanc et d’un loup noir, penchée audessus

    de moi. Si seulement elle avait voulu, mais je n’osai le lui demander. Elle

    s’évapora dans un sourire et je me rendormis heureux comme un bébé. Je l’aurais

    bien emportée dans mes bagages pour le voyage vers le huitième soleil.

    #152132

    XXXXII

    En ce mardi, l’église de la Madeleine fit le plein, le monde du show-biz s’était

    déplacé pour rendre un ultime hommage à Isabelle Rivet. Le corps de la jeune

    femme avait effectué son dernier voyage par la route, les autorités italiennes ayant

    enfin donné le feu vert après quelques journées pénibles pour la famille. La police

    transalpine avait opposé les besoins de l’enquête et refusé par trois fois le

    rapatriement de la dépouille de la geisha du campanile. La quatrième demande

    s’était révélée la bonne. Un obscur gratte-papier avait apposé un tampon sur un

    document et Isabelle avait pu voyager tout à loisir.

    Le milieu de la télévision et celui des artistes dévoilèrent toute leur perversité

    et leur cruauté dans ces circonstances. Il fallait se montrer et assurer son avenir en

    passant un petit moment en compagnie de celui ou celle que l’on haïssait le plus.

    Des amitiés sincères et l’impérieuse nécessité de se faire voir cohabitaient en

    silence. Parfois, une pique insidieuse, lancée à voix basse, pimentait le cérémonial.

    Certains adoptaient la panoplie funèbre avec lunettes de circonstance. On se serait

    cru en plein tournage d’un film à gros budget, les pointures arpentaient le parvis.

    La dernière demeure d’Isabelle était immaculée : un cercueil simple dont la

    couleur se révélait conforme à colombine. D'ailleurs, la plupart des personnes

    présentes à la cérémonie s’étaient habillées dans le même ton, la blancheur dominait

    en ces lieux. Des consignes avaient circulé dans les soirées mondaines. Il fallait se

    vêtir de blanc, afin d’honorer la geisha du campanile dans la pureté. Cela faisait

    sourire certains qui connaissaient l’histoire de la découverte des boules. Le Tout-

    Paris se gaussait des perversions de la défunte et les commérages allaient bon train.

    Beaucoup se demandaient si ces accessoires tant décriés reposaient dans la boîte

    blanche auprès de leur propriétaire.

    Le quatuor rapproché se reconstitua pendant quelques minutes seulement.

    Malgré l’épuisement dû à la maladie, Laurent Bischauf avait quitté l’Italie dans une

    ambulance, avec son ami, Jeff Laureen, et souffrait au deuxième rang. Il jouait sa

    partition finale.

    Louis Michalet venait de se réveiller et baillait à ses côtés. Visiblement, sa

    nuit trop courte se poursuivait dans l’église et il luttait désespérément pour ne pas

    s’endormir devant toute l’assistance. Le manque de sommeil et l’abus de produits

    stimulants provoquaient des spasmes qu’il ne maîtrisait plus depuis longtemps.

    Brigitte Monal avait opté pour la sobriété et elle s’était drapée dans une robe

    blanche aussi moulante qu’à l’accoutumée. Des lunettes noires cachaient son visage

    et des larmes coulaient le long de ses joues, laissant apparaître quelques taches

    sombres sur son corsage. Olivier Sadorlou relisait l’éloge funèbre qu’il devait

    prononcer, seul volontaire de la bande des quatre.

    À gauche du cercueil, la famille d’Isabelle se recueillait au premier rang. Le

    seizième arrondissement s’était réuni ici. Des parents, oubliés depuis longtemps,

    avaient pointé le bout de leur nez et pris place aux côtés de papa et maman. C’est

    fou le nombre de gens qui vous regrettent et qui s’intéressent à vous lors de votre

    grand voyage ! On pouvait trouver pêle-mêle tout ce que la haute bourgeoisie

    pouvait engendrer. Les avocats côtoyaient les professeurs en médecine ; les

    universitaires coudoyaient les artistes et les politiques. Bref, l’élite de la Nation était

    concentrée sur quelques bancs de l’église.

    Le vieil édifice continuait à se remplir. Au cinquième rang, deux hommes en

    costume sombre se concertaient à voix basse. Il s’agissait du lieutenant Gilles et de

    l’adjudant-chef Sagol qui avaient souhaité assister aux obsèques. Ce dernier estimait

    ce moment très instructif pour la suite de l’enquête et il ratait rarement une

    cérémonie. La vérité se travestissait difficilement dans l’intensité de l’émotion et le

    tricheur se décelait immédiatement.

    Ils passèrent discrètement l’assistance en revue. Ils n’étaient pas habitués à

    évoluer dans ce milieu et, justement, cet aspect les motivait davantage. Ils mirent en

    place quelques hommes en civil, au cas où Rodrigue viendrait assister à la messe. Il

    ne se présenta ni à la cérémonie, ni au cimetière.

    Laurent Bischauf fut victime d’un malaise et fut évacué par le SAMU. Sa

    maladie approchait du terme et il savait qu’il rejoindrait très prochainement son

    amie, rallongeant ainsi la liste des disparus prématurément. Il disait souvent qu’il

    avait bien joué, qu’il avait perdu et qu’à ce jeu il n’existait pas de gagnant.

    L’irruption des hommes en blanc, pendant la cérémonie, avait jeté un froid

    dans l’assistance. Ceux qui n’étaient pas informés cherchaient à connaître l’identité

    du malade et à passer en revue ses relations. Cet intermède permit aux deux

    gendarmes de mieux s’imprégner des personnalités présentes et du nombre

    impressionnant de célébrités dispersées autour d’eux.

    Le cérémonial était grandiose et il fallait paraître. Le soir même, les chaînes

    de télévision diffuseraient des images de ces obsèques. Les professionnels de la

    compassion et de la tristesse sur commande parleraient et viendraient s’exposer en

    n’omettant pas de mettre en avant leur dernier produit à vendre. Ils saisissaient

    chaque occasion leur permettant de se montrer sans bourse délier.

    Des tentures noires, ornées d’un I et d’un R blancs entrelacés, formaient un

    couloir d’une dizaine de mètres et recouvraient une partie des marches. Les pans de

    tissu flottaient au vent et les initiales d’Isabelle Rivet ondulaient comme la longue

    robe de colombine suspendue au câble du campanile.

    Deux employés des pompes funèbres montaient la garde à l’entrée de cette

    allée drapée. Un plaisantin les surnomma les gardes suisses du Vatican. On aurait

    dit l’enterrement d’un prince sous le régime de la royauté, car ce décor rappelait les

    fastes d’époques révolues. Une caste utilisait ce décorum pour se reconnaître dans

    ces circonstances solennelles.

    Le vicaire Bricoine, porte-parole de l’épiscopat et grand spécialiste en

    mondanités et médias, célébra la messe. Il montra ses talents d’orateur et profita lui

    aussi de l’aubaine pour se hisser en haut de l’affiche. Il encensa la disparue et, à la

    fin de la cérémonie, Jeanne d’Arc se trouva reléguée au rang de faire-valoir. Une

    nouvelle sainte était née, elle se nommait Isabelle Rivet. L’ecclésiastique brossa un

    portrait où toutes les qualités de la défunte furent mises en exergue, aucune tache

    ne vint ternir l’icône. Personne ne fut dupe, il s’agissait d’un spectacle. Avec une

    telle mise en scène, l’orateur se devait d’assurer une parfaite représentation et son

    homélie frisa la perfection.

    Les grandes orgues rythmèrent la cérémonie et quelques croyants épris de

    compassion reçurent la communion. Olivier Sadorlou prononça un éloge funèbre

    empreint d’une sincère émotion contenue. Il peignit un portrait touchant de sa

    défunte amie.

    La bénédiction du cercueil dura de longues minutes. La foule disciplinée se

    déploya sur toute l’allée centrale. Certains bénissaient en effectuant le signe de croix

    tandis que d’autres se prosternaient simplement en marquant un temps d’arrêt

    avant de faire demi-tour.

    Le requiem, célébrant en grandes pompes la fin de la cérémonie, égrena

    lentement ses notes solennelles. Chacun se prépara pour la sortie, conscient de son

    rôle à tenir. Il importait de paraître, ils étaient venus pour ça. Le vicaire Bricoine

    accompagna les personnalités sur le parvis. Demain, le gratin du show-biz

    retournerait à ses occupations et ses paillettes et Isabelle reposerait à jamais.

    Sagol et Gilles furent déçus par cet enterrement. Ils pensaient trouver de la

    matière, ils n’avaient assisté qu’à des mondanités. Le meurtrier présumé ne s’était

    pas déplacé et il ne restait guère que le cimetière du Père-Lachaise pour espérer

    découvrir quelques indices.

    Un discret filtrage avait été mis en place autour de la tombe et l’espoir

    persisterait jusqu’au dernier moment. Ils n’écartaient pas l’éventualité de la venue

    de Rodrigue et les deux collègues voulaient exploiter cette possibilité. Après, il

    conviendrait d’opérer autrement, car le jeune homme pourrait apparaître plus tard

    et il s’agissait de ne pas rater son interpellation.

    Gilles soutenait mordicus qu’il ne fallait pas concentrer toutes les recherches

    sur Paris. Il justifiait ses allégations en s’appuyant sur les récents événements

    savoyards. Rodrigue avait dû se réfugier quelque part, dans un périmètre situé

    autour de la demeure de l’animatrice radio.

    Dès le lendemain, les deux gendarmes reprirent la route vers les Alpes,

    espérant y découvrir au moins une piste et au mieux Rodrigue. Ils comptaient

    inspecter les nombreuses résidences secondaires disséminées aux alentours du

    hameau et dans un rayon de cinq kilomètres.

    #152133

    XXXXIII

    Les allégations de Maria Mirkovic ne restèrent pas lettre morte. Sagol et

    Gilles voulurent éclaircir et approfondir certaines de ses déclarations. Patrick

    Chenard figurait sur la liste des personnes qu’il convenait de cerner d’un peu plus

    près. Cet ancien petit ami d’Isabelle Mallardeau purgeait sa peine dans une prison

    du département de l’Isère. Depuis quelques mois, il profitait de la chance, si l’on

    peut s’exprimer ainsi, d’avoir été transféré à proximité de sa famille.

    L’administration pénitentiaire se montrait parfois un peu plus humaine, dans le cas

    présent, il s’agissait d’un heureux hasard.

    Le truand, condamné pour trafic de drogue entre l’Italie et la France, avait

    écopé de dix ans. Les deux enquêteurs voulaient d’abord l’entendre, puis rencontrer

    ses amis et son entourage. Il pouvait avoir commandité le meurtre et avoir

    manipulé l’assassin. Une visite au prisonnier s’imposa aux deux hommes, Patrick

    Chenard possédait peut-être une des clés de l’énigme de la falaise.

    Une demande auprès du juge d’instruction s’avéra incontournable. Lorsqu’ils

    pénétrèrent dans le palais de justice, des images de ces années passées à résoudre

    des enquêtes savoyardes leur revinrent comme un flash-back. En l’espace d’une

    année, de nombreuses mutations et nominations avaient transformé le paysage

    judiciaire. Seuls subsistaient quelques greffiers et l’inamovible Antoine Catano

    qu’une amitié indéfectible liait aux deux gendarmes.

    Antoine travaillait dans son bureau lorsqu’il entendit frapper à sa porte. Il

    répondit machinalement : « Entrez ! » et sa surprise fut totale. Son visage s’illumina

    et sa joie fit plaisir à voir. Il se leva et se précipita à la rencontre de ses amis. Sous le

    gilet marron, on pouvait deviner une bedaine naissante, le juge savourait la vie et

    cela se décelait.

    Les trois comparses discutèrent un bon moment. Catano travaillait sur ses

    dossiers et n’auditionnait personne ce matin-là. Ils évoquèrent le bon vieux temps

    et ne virent pas le temps passer. À onze heures, ils se posèrent la question qui

    taraudait l’estomac d’Antoine : où déjeuner ensemble ? Ils se donnèrent rendezvous

    à douze heures trente dans un estaminet de la vieille ville. En attendant, Sagol

    et Gilles frappèrent à la porte du juge Ludovic Vincenol.

    Ce dernier ne ressemblait en rien à son collègue Catano, il s’y opposait

    même, à la fois physiquement et moralement. Il mesurait près de deux mètres et

    possédait un corps d’athlète. L’homme devait être très sportif. Moins volubile que

    son camarade Antoine, il mit rapidement à l’aise Sagol et Gilles et son contact se

    révéla agréable. Avant d’entrer dans le vif du sujet, ils bavardèrent un peu et

    évoquèrent leurs vies respectives. Ludovic confirma sa passion pour les activités

    physiques. Il avait pratiqué l’aviron à haut niveau, à quatre sans barreur, et finis

    cinquième d’un championnat du monde. Le courant passa très bien et, après un

    rappel des deux affaires qui occupaient les enquêteurs, Ludovic Vincenol délivra

    l’autorisation nécessaire à la visite du condamné Patrick Chenard.

    Antoine Catano emmena les deux gendarmes dans un petit restaurant où ils

    purent discuter en toute tranquillité en dégustant des fruits de mer. Il s’émerveilla

    comme un enfant en écoutant le récit de ses amis sur le carnaval de Venise et

    l’épisode de la colombine qui s’était transformée en geisha du campanile. Le juge

    adorait l’histoire vénitienne et toutes les légendes qui s’y rapportaient. Il aurait aimé

    s’occuper du dossier des deux Isabelle, mais le sort en avait décidé autrement. Il

    connaissait la lagune mieux que sa poche et devint intarissable sur les affaires

    criminelles liées à la cité des Doges. Sagol et Gilles découvrirent une nouvelle

    facette de leur ami, un coin de son jardin secret.

    Ils prirent congé rapidement. Les trois hommes avaient passé deux heures

    agréables, mais l’horloge du carillon de la chapelle sonna la demie et les rappela à

    leur devoir.

    Sagol et Gilles se présentèrent à la prison à quinze heures trente. L’accueil

    peu enthousiaste confirma le peu d’atomes crochus entre l’administration

    pénitentiaire et les services de police ou de gendarmerie. Après quelques palabres et

    un entretien avec le directeur de l’établissement, ils purent rencontrer Patrick

    Chenard.

    Le milieu carcéral, qui exacerbe les personnalités, accentua l’impression

    d’animalité que les enquêteurs éprouvèrent à l’égard du détenu. Ils décelèrent un

    profil de prédateur associé à un comportement provocateur. Il toisa longuement les

    gendarmes avant de leur adresser la parole. Sagol, en vieux renard, laissa faire et

    garda le silence. Son attitude provoqua l’effet escompté. Chenard demanda ce qu’ils

    lui voulaient et la conversation put s’engager. L’homme resta debout et les

    enquêteurs aussi. Il ne sortira sûrement pas vainqueur de ce petit jeu, pensa Gilles.

    Patrick Chenard, l’oeil vif et le cheveu court, surveillait son monde. Il observait

    et refusait de se dévoiler. Sagol le questionna sur ses tatouages. Le trafiquant lui

    rétorqua qu’il n’était pas venu là pour en parler, néanmoins il confia qu’il assimilait

    chacun de ces marquages indélébiles à une médaille gagnée à la force du poignet.

    Gilles orienta l’entretien sur Isabelle Mallardeau.

    – Enfin nous y voilà ! Je n’ai rien à dire sur cette morue ! vociféra-t-il, elle a fait

    son choix, bon vent !

    Sagol se demanda s’il ignorait réellement la disparition de son ancienne petite

    amie ou s’il se jouait d’eux. Le directeur de la prison leur avait signalé que le détenu

    avait été placé au mitard. Il pouvait donc ne pas avoir été informé de la fin tragique

    de la victime.

    Fidèle à son personnage, le truand précisa que cette traînée se révélait

    exceptionnelle au plumard et qu’elle disposait d’un tempérament de feu sans aucun

    tabou. Les deux hommes réfléchissaient en même temps que Chenard s’exprimait.

    Ils notèrent la similitude des profils sexuels des deux Isabelle. Il leur faudrait

    explorer aussi cette singularité.

    Ils laissèrent le détenu se répandre en confidence. Il devint intarissable sur sa

    libido et celle de sa compagne. Gilles éprouvait de la difficulté à dissimuler sa gêne

    devant des propos aussi crus et vulgaires. Le gendarme ne concevait pas que l’on

    puisse étaler au grand jour ce qui se déroulait dans l’intimité entre deux êtres.

    Les questions s’orientèrent sur les fréquentations du couple à l’époque de

    leurs exploits libidineux, mais Chenard ne lâcha rien. Il prétendit ne connaître

    personne de l’entourage d’Isabelle. Pour le moment, il purgeait sa peine et

    souhaitait passer à autre chose. Sagol et Gilles n’insistèrent pas. Ils consulteraient le

    dossier de l’affaire et trouveraient bien quelques noms à se mettre sous la dent.

    Gilles révéla à Patrick Chenard la fin d’Isabelle Mallardeau. L’homme ne tenait

    visiblement plus à son ancienne compagne. Il n’exprima aucune émotion et déclara

    que ce n’était pas son problème.

    Malgré un déficit d’informations, Sagol fit part, à son ami Gilles, de sa

    satisfaction de leur visite au condamné. Ils avaient notamment appris que l’appétit

    sexuel de l’animatrice se situait nettement au-dessus de la moyenne et qu’elle

    s’autorisait toutes les audaces. Cette particularité associait la geisha du campanile à

    la défunte de la falaise. Il fallait fouiller dans les alcôves, pour trouver le lien entre

    les deux femmes. Les gendarmes étaient persuadés que Chenard ne connaissait pas

    Isabelle Rivet. En revanche, Rodrigue Bonifay avait-il rencontré Isabelle

    Mallardeau ? Ici résidait le noeud qui pouvait relier les deux cas.

    Ils obtinrent des renforts pour enquêter sur les habitudes de l’animatrice

    radio à l’époque de ses fréquentations louches. Il convenait de savoir si un lien

    existait entre cette période et la découverte macabre au pied de l’escarpement

    rocheux. Cette piste s’avéra maigre. Malgré les dires de Maria Markovic et de

    Patrick Chenard, la jeune femme ne multipliait pas les partenaires. Elle réservait ses

    exploits à son compagnon du moment. Néanmoins, un détail intrigua les

    enquêteurs. Ils ne purent identifier le dernier amant, qui pourrait bien être le

    meurtrier. Tous les mâles, ayant profité des largesses libertines d’Isabelle, figuraient

    sur une liste dont l’ordonnancement semblait parfait, excepté pour l’ultime mois de

    sa vie. Le printemps montrait le bout de son nez et un soleil généreux inondait de

    ses rayons l’avant-pays. Les enquêteurs s’affairaient au domicile de feu Isabelle

    Mallardeau et la perquisition battait son plein. Sagol et Gilles voulaient procéder à

    un certain nombre de vérifications. Quelques détails les intriguaient et les

    spécialistes s’attardèrent en particulier sur le piano. Sagol piqua une colère lorsqu’il

    apprit que les chiens avaient longuement tourné autour de l’instrument lors de la

    visite de ses collègues. Il devint blême en découvrant qu’aucun prélèvement n’avait

    été effectué à ce moment-là. Il craignait que d’autres empreintes se soient

    disséminées, venant ainsi perturber les investigations. Malgré ses craintes, les

    marques laissées sur le clavier et le couvercle s’avérèrent de bonne qualité et peu de

    traces différentes furent collectées.

    Gilles se renseigna sur les propriétaires des habitations dans un rayon de cinq

    kilomètres. Il ne décela aucun élément de nature à orienter les recherches. Le

    hameau sortait d’une longue hibernation et de nombreuses résidences secondaires

    n’avaient pas encore reçu la visite de leurs résidents des beaux jours. Les rares

    personnes qui croisèrent les gendarmes affirmèrent n’avoir rien vu, rien entendu, à

    l’exception de Maria Markovic.

    Le lieutenant voulut vérifier toutes les demeures situées entre le domicile de

    la défunte et la falaise. Il pensait que le meurtrier avait pu résider dans le secteur,

    car il s’était apparemment déplacé à pied. En effet, la commère du quartier n’avait

    remarqué aucun véhicule. D’autre part, elle certifia qu’elle reconnaissait toujours la

    voiture d’Isabelle Mallardeau qui émettait un bruit caractéristique lié au pot

    d’échappement en mauvais état. Au jeu du chat et de la souris, les gendarmes

    ignoraient que, depuis Venise, Rodrigue possédait une petite longueur d’avance.

    Les deux comparses rencontrèrent le docteur Ludovic Masepiol, qui répéta

    ce qu’il avait communiqué à son ami Riffard. Sagol lui demanda des précisions sur

    les sous-vêtements de la défunte. Le légiste déclara qu’il s’agissait d’un string blanc

    comme en portent les jeunes femmes d’aujourd’hui. Gilles insista pour savoir si

    l’examen des parties génitales n’avait pas révélé des particularités (accessoires,

    scarifications, piercing). Le médecin certifia que la victime menait une activité

    sexuelle apparemment normale. Le lieutenant voulait vérifier si les tendances

    dépravées de la geisha du campanile se retrouvaient chez l’animatrice de radio. Il en

    fut malheureusement pour ses frais. Désormais, il attendait avec impatience les

    résultats des prélèvements sur les touches du piano et l’analyse de la paire de

    chaussettes d’homme trouvée dans la maison de la victime.

    #152134

    XXXXIV

    Les conclusions des investigations tardèrent à venir. Gilles et Sagol piaffaient

    d’impatience, ils voulaient confirmer au plus vite leur intime conviction. Tous les

    recoupements les ramenaient à Rodrigue Bonifay et son nom revenait comme un

    leitmotiv. Toutefois, il leur manquait la preuve indiscutable de sa présence dans la

    maison d’Isabelle Mallardeau.

    Lorsque les résultats arrivèrent enfin entre leurs mains, ils ne furent pas

    déçus. Le laboratoire avait réalisé des prouesses avec les éléments qui lui avaient été

    confiés. Sagol cria à la cantonade que la brigade scientifique de la gendarmerie

    méritait les félicitations du jury. Il est vrai que les spécialistes, qui travaillent sur des

    fragments de tissus ou de matière, accomplissent des prodiges dont ne se doute pas

    le commun des mortels. Malgré un langage très technique, les deux hommes,

    rompus à ce genre d’exercice, déchiffrèrent les révélations du rapport.

    Les empreintes, relevées sur le piano et sur le tableau de bord de la voiture

    d’Isabelle Mallardeau, parlèrent. Elles confirmèrent qu’il s’agissait bien de celles de

    Rodrigue Bonifay. Le regard qu’échangèrent les deux amis en dit long sur leur

    complicité professionnelle ; ces deux-là se comprenaient à demi-mot. Ils savaient

    depuis un moment qu’ils allaient dans la bonne direction, mais le plus dur restait à

    faire. Il fallait mettre la main sur l’assassin et l’empêcher de continuer son oeuvre

    funeste.

    Page après page, les révélations corroborèrent la culpabilité probable du

    suspect numéro un. En outre, l’ADN prélevé sur les chaussettes constitua l’élément

    déterminant. Il était identique à celui qui avait été retrouvé sur le piano ainsi que sur

    la boucle d’oreille de la défunte et il appartenait à Rodrigue.

    Gilles et Sagol ne se contentèrent pas des conclusions du laboratoire.

    Maintenant, ils voulaient comprendre. Dans leur métier, la première mission

    consistait à résoudre des enquêtes et à mettre au plus vite les criminels hors d’état

    de nuire. Ils l’accomplissaient au mieux de leurs compétences et ils considéraient

    que la compréhension du raisonnement de l’assassin s’avérait indispensable.

    Appréhender l’univers psychologique des meurtriers permettait d’élucider des

    énigmes apparemment insolubles. Cette affaire ne dérogeait pas à cette règle et ils

    entreprirent d’endosser le costume de Rodrigue Bonifay.

    Désormais, les deux hommes possédaient suffisamment d’éléments pour

    affirmer avec certitude que le dernier compagnon d’Isabelle Rivet se trouvait mêlé

    aux deux meurtres. Les deux comparses décidèrent de joindre le commandant Licci

    afin de l’informer des résultats de l’enquête côté français. Ils espéraient aussi que les

    Italiens avaient progressé grâce à des témoignages supplémentaires.

    La conversation fut chaleureuse, comme à l’accoutumée, mais le responsable

    transalpin ne put apporter de précisions de nature à renforcer la culpabilité du

    présumé coupable. Sagol eut le sentiment que ses collègues ne consacraient plus à

    ce dossier toute l’énergie des jours précédents. Ils perçurent bien l’état d’esprit de

    leur homologue. Le commandant Licci considérait, à juste titre, qu’il s’agissait d’une

    affaire franco-française, dont seule l’incursion dans le territoire vénitien avait amené

    les policiers italiens à enquêter. Il savait que Sagol et Gilles possédaient toutes les

    qualités requises pour mener l’équipage à bon port. Il fallait laisser la main aux

    Français et leur venir en aide à leur demande. Tout cela s’exprimait dans des nondits,

    l’élégance primait sur toute autre considération.

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