MOLIÈRE – L’Avare

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  • #152615

    ACTE III, SCÈNE IV

    MARIANE, FROSINE.

    MARIANE.- Ah! que je suis, Frosine, dans un étrange état! et s'il faut dire ce que je sens, que j'appréhende cette vue!

    FROSINE.- Mais pourquoi, et quelle est votre inquiétude?

    MARIANE.- Hélas! me le demandez-vous? et ne vous figurez-vous point les alarmes d'une personne toute prête à voir le supplice où l'on veut l'attacher?

    FROSINE.- Je vois bien que pour mourir agréablement, Harpagon n'est pas le supplice que vous voudriez embrasser; et je connais à votre mine, que le jeune blondin dont vous m'avez parlé, vous revient un peu dans l'esprit.

    MARIANE.- Oui, c'est une chose, Frosine, dont je ne veux pas me défendre; et les visites respectueuses qu'il a rendues chez nous, ont fait, je vous l'avoue, quelque effet dans mon âme.

    FROSINE.- Mais avez-vous su quel il est?

    MARIANE.- Non, je ne sais point quel il est; mais je sais qu'il est fait d'un air à se faire aimer; que si l'on pouvait mettre les choses à mon choix, je le prendrais plutôt qu'un autre; et qu'il ne contribue pas peu à me faire trouver un tourment effroyable, dans l'époux qu'on veut me donner.

    FROSINE.- Mon Dieu, tous ces blondins sont agréables, et débitent fort bien leur fait; mais la plupart sont gueux comme des rats; et il vaut mieux pour vous, de prendre un vieux mari, qui vous donne beaucoup de bien. Je vous avoue que les sens ne trouvent pas si bien leur compte du côté que je dis, et qu'il y a quelques petits dégoûts à essuyer avec un tel époux; mais cela n'est pas pour durer; et sa mort, croyez-moi; vous mettra bientôt en état d'en prendre un plus aimable, qui réparera toutes choses.

    MARIANE.- Mon Dieu, Frosine, c'est une étrange affaire, lorsque pour être heureuse, il faut souhaiter ou attendre le trépas de quelqu'un, et la mort ne suit pas tous les projets que nous faisons.

    FROSINE.- Vous moquez-vous? Vous ne l'épousez qu'aux conditions de vous laisser veuve bientôt; et ce doit être là un des articles du contrat. Il serait bien impertinent de ne pas mourir dans trois mois! Le voici en propre personne.

    MARIANE.- Ah Frosine, quelle figure!

     


    #152616

    ACTE III, SCÈNE V

    HARPAGON, FROSINE, MARIANE.

    HARPAGON.- Ne vous offensez pas, ma belle, si je viens à vous avec des lunettes. Je sais que vos appas frappent assez les yeux, sont assez visibles d'eux-mêmes, et qu'il n'est pas besoin de lunettes pour les apercevoir: mais enfin c'est avec des lunettes qu'on observe les astres, et je maintiens et garantis que vous êtes un astre, mais un astre, le plus bel astre qui soit dans le pays des astres. Frosine, elle ne répond mot, et ne témoigne, ce me semble, aucune joie de me voir.

    FROSINE.- C'est qu'elle est encore toute surprise; et puis les filles ont toujours honte à témoigner d'abord ce qu'elles ont dans l'âme.

    HARPAGON.- Tu as raison. Voilà, belle mignonne, ma fille, qui vient vous saluer.

     


    #152617

    ACTE III, SCÈNE VI

    ÉLISE, HARPAGON, MARIANE, FROSINE.

    MARIANE.- Je m'acquitte bien tard, Madame, d'une telle visite.

    ÉLISE.- Vous avez fait, Madame, ce que je devais faire, et c'était à moi de vous prévenir.

    HARPAGON.- Vous voyez qu'elle est grande; mais mauvaise herbe croît toujours.

    MARIANE bas à Frosine.- Ô l'homme déplaisant!

    HARPAGON.- Que dit la belle?

    FROSINE.- Qu'elle vous trouve admirable.

    HARPAGON.- C'est trop d'honneur que vous me faites, adorable mignonne.

    MARIANE à part.- Quel animal!

    HARPAGON.- Je vous suis trop obligé de ces sentiments.

    MARIANE à part.- Je n'y puis plus tenir.

    HARPAGON.- Voici mon fils aussi, qui vous vient faire la révérence.

    MARIANE à part à Frosine.- Ah! Frosine, quelle rencontre! C'est justement celui dont je t'ai parlé.

    FROSINE à Mariane.- L'aventure est merveilleuse.

    HARPAGON.- Je vois que vous vous étonnez de me voir de si grands enfants; mais je serai bientôt défait et de l'un, et de l'autre.

     


    #152618

    ACTE III, SCÈNE VII

    CLÉANTE, HARPAGON, ÉLISE, MARIANE, FROSINE.

    CLÉANTE.- Madame, à vous dire le vrai, c'est ici une aventure où sans doute je ne m'attendais pas; et mon père ne m'a pas peu surpris, lorsqu'il m'a dit tantôt le dessein qu'il avait formé.

    MARIANE.- Je puis dire la même chose. C'est une rencontre imprévue qui m'a surprise autant que vous; et je n'étais point préparée à une pareille aventure.

    CLÉANTE.- Il est vrai que mon père, Madame, ne peut pas faire un plus beau choix, et que ce m'est une sensible joie, que l'honneur de vous voir: mais avec tout cela, je ne vous assurerai point que je me réjouis du dessein où vous pourriez être de devenir ma belle-mère. Le compliment, je vous l'avoue, est trop difficile pour moi; et c'est un titre, s'il vous plaît, que je ne vous souhaite point. Ce discours paraîtra brutal aux yeux de quelques-uns; mais je suis assuré que vous serez personne à le prendre comme il faudra. Que c'est un mariage, Madame, où vous vous imaginez bien que je dois avoir de la répugnance; que vous n'ignorez pas, sachant ce que je suis, comme il choque mes intérêts; et que vous voulez bien enfin que je vous dise, avec la permission de mon père, que si les choses dépendaient de moi, cet hymen ne se ferait point.

    HARPAGON.- Voilà un compliment bien impertinent. Quelle belle confession à lui faire!

    MARIANE.- Et moi, pour vous répondre, j'ai à vous dire que les choses sont fort égales; et que si vous auriez de la répugnance à me voir votre belle-mère, je n'en aurais pas moins sans doute à vous voir mon beau-fils. Ne croyez pas, je vous prie, que ce soit moi qui cherche à vous donner cette inquiétude. Je serais fort fâchée de vous causer du déplaisir; et si je ne m'y vois forcée par une puissance absolue, je vous donne ma parole, que je ne consentirai point au mariage qui vous chagrine.

    HARPAGON.- Elle a raison. À sot compliment, il faut une réponse de même. Je vous demande pardon, ma belle, de l'impertinence de mon fils. C'est un jeune sot, qui ne sait pas encore la conséquence des paroles qu'il dit.

    MARIANE.- Je vous promets que ce qu'il m'a dit ne m'a point du tout offensée; au contraire, il m'a fait plaisir de m'expliquer ainsi ses véritables sentiments. J'aime de lui un aveu de la sorte; et s'il avait parlé d'autre façon, je l'en estimerais bien moins.

    HARPAGON.- C'est beaucoup de bonté à vous, de vouloir ainsi excuser ses fautes. Le temps le rendra plus sage, et vous verrez qu'il changera de sentiments.

    CLÉANTE.- Non, mon père, je ne suis point capable d'en changer; et je prie instamment Madame de le croire.

    HARPAGON.- Mais voyez quelle extravagance! Il continue encore plus fort.

    CLÉANTE.- Voulez-vous que je trahisse mon cœur?

    HARPAGON.- Encore? Avez-vous envie de changer de discours?

    CLÉANTE.- Hé bien, puisque vous voulez que je parle d'autre façon; souffrez, Madame, que je me mette ici à la place de mon père; et que je vous avoue, que je n'ai rien vu dans le monde de si charmant que vous; que je ne conçois rien d'égal au bonheur de vous plaire; et que le titre de votre époux est une gloire, une félicité, que je préférerais aux destinées des plus grands princes de la terre. Oui, Madame, le bonheur de vous posséder est à mes regards la plus belle de toutes les fortunes; c'est où j'attache toute mon ambition. Il n'y a rien que je ne sois capable de faire pour une conquête si précieuse; et les obstacles les plus puissants…

    HARPAGON.- Doucement, mon fils, s'il vous plaît.

    CLÉANTE.- C'est un compliment que je fais pour vous à Madame.

    HARPAGON.- Mon Dieu, j'ai une langue pour m'expliquer moi-même, et je n'ai pas besoin d'un procureur comme vous. Allons, donnez des sièges.

    FROSINE.- Non, il vaut mieux que de ce pas nous allions à la foire, afin d'en revenir plus tôt, et d'avoir tout le temps ensuite de vous entretenir.

    HARPAGON.- Qu'on mette donc les chevaux au carrosse. Je vous prie de m'excuser, ma belle, si je n'ai pas songé à vous donner un peu de collation avant que de partir.

    CLÉANTE.- J'y ai pourvu, mon père, et j'ai fait apporter ici quelques bassins d'oranges de la Chine, de citrons doux, et de confitures, que j'ai envoyé quérir de votre part.

    HARPAGON bas à Valère.- Valère!

    VALÈRE à Harpagon.- Il a perdu le sens.

    CLÉANTE.- Est-ce que vous trouvez, mon père, que ce ne soit pas assez? Madame aura la bonté d'excuser cela, s'il lui plaît.

    MARIANE.- C'est une chose qui n'était pas nécessaire.

    CLÉANTE.- Avez-vous jamais vu, Madame, un diamant plus vif que celui que vous voyez que mon père a au doigt?

    MARIANE.- Il est vrai qu'il brille beaucoup.

    CLÉANTE. Il l'ôte du doigt de son père, et le donne à Mariane.- Il faut que vous le voyiez de près.

    MARIANE.- Il est fort beau, sans doute, et jette quantité de feux.

    CLÉANTE. Il se met au devant de Mariane, qui le veut rendre.- Nenni, Madame, il est en de trop belles mains. C'est un présent que mon père vous a fait.

    HARPAGON.- Moi?

    CLÉANTE.- N'est-il pas vrai, mon père, que vous voulez que Madame le garde pour l'amour de vous?

    HARPAGON à part à son fils.- Comment?

    CLÉANTE.- Belle demande. Il me fait signe de vous le faire accepter.

    MARIANE.- Je ne veux point…

    CLÉANTE.- Vous moquez-vous? Il n'a garde de le reprendre.

    HARPAGON à part..- J'enrage!

    MARIANE.- Ce serait…

    CLÉANTE en empêchant toujours Mariane de rendre la bague.- Non, vous dis-je, c'est l'offenser.

    MARIANE.- De grâce…

    CLÉANTE.- Point du tout.

    HARPAGON à part..- Peste soit…

    CLÉANTE.- Le voilà qui se scandalise de votre refus.

    HARPAGON, bas à son fils.- Ah, traître!

    CLÉANTE.- Vous voyez qu'il se désespère.

    HARPAGON bas à son fils, en le menaçant..- Bourreau que tu es!

    CLÉANTE.- Mon père, ce n'est pas ma faute. Je fais ce que je puis pour l'obliger à la garder, mais elle est obstinée.

    HARPAGON bas à son fils, avec emportement..- Pendard!

    CLÉANTE.- Vous êtes cause, Madame, que mon père me querelle.

    HARPAGON bas à son fils, avec les mêmes grimaces.- Le coquin!

    CLÉANTE.- Vous le ferez tomber malade. De grâce, Madame, ne résistez point davantage.

    FROSINE.- Mon Dieu, que de façons! Gardez la bague, puisque Monsieur le veut.

    MARIANE.- Pour ne vous point mettre en colère, je la garde maintenant; et je prendrai un autre temps pour vous la rendre.


    #152619

    ACTE III, SCÈNE VIII

    HARPAGON, MARIANE, FROSINE, CLÉANTE, BRINDAVOINE, ÉLISE.

    BRINDAVOINE.- Monsieur, il y a là un homme qui veut vous parler.

    HARPAGON.- Dis-lui que je suis empêché, et qu'il revienne une autre fois.

    BRINDAVOINE.- Il dit qu'il vous apporte de l'argent.

    HARPAGON.- Je vous demande pardon. Je reviens tout à l'heure.

     

    #152620

    ACTE III, SCÈNE IX

    HARPAGON, MARIANE, CLÉANTE, ÉLISE, FROSINE, LA MERLUCHE.

    LA MERLUCHE. Il vient en courant, et fait tomber Harpagon.- Monsieur…

    HARPAGON.- Ah, je suis mort!

    CLÉANTE.- Qu'est-ce, mon père? Vous êtes-vous fait mal?

    HARPAGON.- Le traître assurément a reçu de l'argent de mes débiteurs, pour me faire rompre le cou.

    VALÈRE.- Cela ne sera rien.

    LA MERLUCHE.- Monsieur, je vous demande pardon, je croyais bien faire d'accourir vite.

    HARPAGON.- Que viens-tu faire ici, bourreau?

    LA MERLUCHE.- Vous dire que vos deux chevaux sont déferrés.

    HARPAGON.- Qu'on les mène promptement chez le maréchal.

    CLÉANTE.- En attendant qu'ils soient ferrés, je vais faire pour vous, mon père, les honneurs de votre logis, et conduire Madame dans le jardin, où je ferai porter la collation.

    HARPAGON.- Valère, aie un peu l'œil à tout cela; et prends soin, je te prie, de m'en sauver le plus que tu pourras, pour le renvoyer au marchand.

    VALÈRE.- C'est assez.

    HARPAGON.- Ô fils impertinent, as-tu envie de me ruiner!

     


    #152621

    ACTE IV, SCÈNE PREMIÈRE

    CLÉANTE, MARIANE, ÉLISE, FROSINE.

    CLÉANTE.- Rentrons ici, nous serons beaucoup mieux. Il n'y a plus autour de nous personne de suspect, et nous pouvons parler librement.

    ÉLISE.- Oui, Madame, mon frère m'a fait confidence de la passion qu'il a pour vous. Je sais les chagrins et les déplaisirs que sont capables de causer de pareilles traverses; et c'est, je vous assure, avec une tendresse extrême que je m'intéresse à votre aventure.

    MARIANE.- C'est une douce consolation, que de voir dans ses intérêts une personne comme vous; et je vous conjure, Madame, de me garder toujours cette généreuse amitié, si capable de m'adoucir les cruautés de la fortune.

    FROSINE.- Vous êtes, par ma foi, de malheureuses gens l'un et l'autre, de ne m'avoir point avant tout ceci, avertie de votre affaire! Je vous aurais sans doute détourné cette inquiétude, et n'aurais point amené les choses où l'on voit qu'elles sont.

    CLÉANTE.- Que veux-tu? c'est ma mauvaise destinée qui l'a voulu ainsi. Mais, belle Mariane, quelles résolutions sont les vôtres?

    MARIANE.- Hélas, suis-je en pouvoir de faire des résolutions! Et dans la dépendance où je me vois, puis-je former que des souhaits?

    CLÉANTE.- Point d'autre appui pour moi dans votre cœur que de simples souhaits? Point de pitié officieuse? Point de secourable bonté? Point d'affection agissante?

    MARIANE.- Que saurais-je vous dire? Mettez-vous en ma place, et voyez ce que je puis faire. Avisez, ordonnez vous-même; je m'en remets à vous; et je vous crois trop raisonnable, pour vouloir exiger de moi, que ce qui peut m'être permis par l'honneur et la bienséance.

    CLÉANTE.- Hélas, où me réduisez-vous, que de me renvoyer à ce que voudront me permettre les fâcheux sentiments d'un rigoureux honneur, et d'une scrupuleuse bienséance!

    MARIANE.- Mais que voulez-vous que je fasse? Quand je pourrais passer sur quantité d'égards où notre sexe est obligé, j'ai de la considération pour ma mère. Elle m'a toujours élevée avec une tendresse extrême, et je ne saurais me résoudre à lui donner du déplaisir. Faites, agissez auprès d'elle. Employez tous vos soins à gagner son esprit; vous pouvez faire et dire tout ce que vous voudrez, je vous en donne la licence; et s'il ne tient qu'à me déclarer en votre faveur, je veux bien consentir à lui faire un aveu moi-même, de tout ce que je sens pour vous.

    CLÉANTE.- Frosine, ma pauvre Frosine, voudrais-tu nous servir?

    FROSINE.- Par ma foi, faut-il demander? Je le voudrais de tout mon cœur. Vous savez que de mon naturel, je suis assez humaine. Le Ciel ne m'a point fait l'âme de bronze; et je n'ai que trop de tendresse à rendre de petits services, quand je vois des gens qui s'entre-aiment en tout bien, et en tout honneur. Que pourrions-nous faire à ceci?

    CLÉANTE.- Songe un peu, je te prie.

    MARIANE.- Ouvre-nous des lumières.

    ÉLISE.- Trouve quelque invention pour rompre ce que tu as fait.

    FROSINE.- Ceci est assez difficile. Pour votre mère, elle n'est pas tout à fait déraisonnable, et peut-être pourrait-on la gagner, et la résoudre à transporter au fils le don qu'elle veut faire au père. Mais le mal que j'y trouve, c'est que votre père est votre père.

    CLÉANTE.- Cela s'entend.

    FROSINE.- Je veux dire qu'il conservera du dépit, si l'on montre qu'on le refuse; et qu'il ne sera point d'humeur ensuite à donner son consentement à votre mariage. Il faudrait, pour bien faire, que le refus vînt de lui-même; et tâcher par quelque moyen de le dégoûter de votre personne.

    CLÉANTE.- Tu as raison.

    FROSINE.- Oui, j'ai raison, je le sais bien. C'est là ce qu'il faudrait; mais le diantre est d'en pouvoir trouver les moyens. Attendez; si nous avions quelque femme un peu sur l'âge, qui fût de mon talent, et jouât assez bien pour contrefaire une dame de qualité, par le moyen d'un train fait à la hâte, et d'un bizarre nom de marquise, ou de vicomtesse, que nous supposerions de la basse Bretagne; j'aurais assez d'adresse pour faire accroire à votre père que ce serait une personne riche, outre ses maisons, de cent mille écus en argent comptant; qu'elle serait éperdument amoureuse de lui, et souhaiterait de se voir sa femme, jusqu'à lui donner tout son bien par contrat de mariage; et je ne doute point qu'il ne prêtât l'oreille à la proposition; car enfin, il vous aime fort, je le sais: mais il aime un peu plus l'argent; et quand ébloui de ce leurre, il aurait une fois consenti à ce qui vous touche, il importerait peu ensuite qu'il se désabusât, en venant à vouloir voir clair aux effets de notre marquise.

    CLÉANTE.- Tout cela est fort bien pensé.

    FROSINE.- Laissez-moi faire. Je viens de me ressouvenir d'une de mes amies, qui sera notre fait.

    CLÉANTE.- Sois assurée, Frosine, de ma reconnaissance, si tu viens à bout de la chose: mais, charmante Mariane, commençons, je vous prie, par gagner votre mère; c'est toujours beaucoup faire, que de rompre ce mariage. Faites-y de votre part, je vous en conjure, tous les efforts qu'il vous sera possible. Servez-vous de tout le pouvoir que vous donne sur elle cette amitié qu'elle a pour vous. Déployez sans réserve les grâces éloquentes, les charmes tout-puissants que le Ciel a placés dans vos yeux et dans votre bouche; et n'oubliez rien, s'il vous plaît, de ces tendres paroles, de ces douces prières, et de ces caresses touchantes à qui je suis persuadé qu'on ne saurait rien refuser.

    MARIANE.- J'y ferai tout ce que je puis, et n'oublierai aucune chose.


    #152622

    ACTE IV, SCÈNE II

    HARPAGON, CLÉANTE, MARIANE, ÉLISE, FROSINE.

    HARPAGON.- Ouais! mon fils baise la main de sa prétendue belle-mère, et sa prétendue belle-mère ne s'en défend pas fort. Y aurait-il quelque mystère là-dessous?

    ÉLISE.- Voilà mon père.

    HARPAGON.- Le carrosse est tout prêt. Vous pouvez partir quand il vous plaira.

    CLÉANTE.- Puisque vous n'y allez pas, mon père, je m'en vais les conduire.

    HARPAGON.- Non, demeurez. Elles iront bien toutes seules; et j'ai besoin de vous.

     


    #152623

    ACTE IV, SCÈNE III

    HARPAGON, CLÉANTE.

    HARPAGON.- Ô çà, intérêt de belle-mère à part, que te semble à toi de cette personne?

    CLÉANTE.- Ce qui m'en semble?

    HARPAGON.- Oui, de son air, de sa taille, de sa beauté, de son esprit?

    CLÉANTE.- Là, là.

    HARPAGON.- Mais encore?

    CLÉANTE.- À vous en parler franchement, je ne l'ai pas trouvée ici ce que je l'avais crue. Son air est de franche coquette; sa taille est assez gauche, sa beauté très médiocre, et son esprit des plus communs. Ne croyez pas que ce soit, mon père, pour vous en dégoûter; car belle-mère pour belle-mère, j'aime autant celle-là qu'une autre.

    HARPAGON.- Tu lui disais tantôt pourtant…

    CLÉANTE.- Je lui ai dit quelques douceurs en votre nom, mais c'était pour vous plaire.

    HARPAGON.- Si bien donc que tu n'aurais pas d'inclination pour elle?

    CLÉANTE.- Moi? point du tout.

    HARPAGON.- J'en suis fâché: car cela rompt une pensée qui m'était venue dans l'esprit. J'ai fait, en la voyant ici, réflexion sur mon âge; et j'ai songé qu'on pourra trouver à redire, de me voir marier à une si jeune personne. Cette considération m'en faisait quitter le dessein; et comme je l'ai fait demander, et que je suis pour elle engagé de parole, je te l'aurais donnée, sans l'aversion que tu témoignes.

    CLÉANTE.- À moi?

    HARPAGON.- À toi.

    CLÉANTE.- En mariage?

    HARPAGON.- En mariage.

    CLÉANTE.- Écoutez, il est vrai qu'elle n'est pas fort à mon goût; mais pour vous faire plaisir, mon père, je me résoudrai à l'épouser, si vous voulez.

    HARPAGON.- Moi? je suis plus raisonnable que tu ne penses. Je ne veux point forcer ton inclination.

    CLÉANTE.- Pardonnez-moi; je me ferai cet effort pour l'amour de vous.

    HARPAGON.- Non, non, un mariage ne saurait être heureux, où l'inclination n'est pas.

    CLÉANTE.- C'est une chose, mon père, qui peut-être viendra ensuite; et l'on dit que l'amour est souvent un fruit du mariage.

    HARPAGON.- Non, du côté de l'homme on ne doit point risquer l'affaire, et ce sont des suites fâcheuses, où je n'ai garde de me commettre. Si tu avais senti quelque inclination pour elle, à la bonne heure, je te l'aurais fait épouser, au lieu de moi; mais cela n'étant pas, je suivrai mon premier dessein, et je l'épouserai moi-même.

    CLÉANTE.- Hé bien, mon père, puisque les choses sont ainsi, il faut vous découvrir mon cœur, il faut vous révéler notre secret. La vérité est que je l'aime, depuis un jour que je la vis dans une promenade; que mon dessein était tantôt de vous la demander pour femme; et que rien ne m'a retenu, que la déclaration de vos sentiments, et la crainte de vous déplaire.

    HARPAGON.- Lui avez-vous rendu visite?

    CLÉANTE.- Oui, mon père.

    HARPAGON.- Beaucoup de fois?

    CLÉANTE.- Assez, pour le temps qu'il y a.

    HARPAGON.- Vous a-t-on bien reçu?

    CLÉANTE.- Fort bien; mais sans savoir qui j'étais; et c'est ce qui a fait tantôt la surprise de Mariane.

    HARPAGON.- Lui avez-vous déclaré votre passion, et le dessein où vous étiez de l'épouser?

    CLÉANTE.- Sans doute; et même j'en avais fait à sa mère quelque peu d'ouverture.

    HARPAGON.- A-t-elle écouté, pour sa fille, votre proposition?

    CLÉANTE.- Oui, fort civilement.

    HARPAGON.- Et la fille correspond-elle fort à votre amour?

    CLÉANTE.- Si j'en dois croire les apparences, je me persuade, mon père, qu'elle a quelque bonté pour moi.

    HARPAGON.- Je suis bien aise d'avoir appris un tel secret, et voilà justement ce que je demandais. Oh sus, mon fils, savez-vous ce qu'il y a? c'est qu'il faut songer, s'il vous plaît, à vous défaire de votre amour; à cesser toutes vos poursuites auprès d'une personne que je prétends pour moi; et à vous marier dans peu avec celle qu'on vous destine.

    CLÉANTE.- Oui, mon père, c'est ainsi que vous me jouez! Hé bien, puisque les choses en sont venues là, je vous déclare, moi, que je ne quitterai point la passion que j'ai pour Mariane; qu'il n'y a point d'extrémité où je ne m'abandonne, pour vous disputer sa conquête; et que si vous avez pour vous le consentement d'une mère, j'aurai d'autres secours, peut-être, qui combattront pour moi.

    HARPAGON.- Comment, pendard, tu as l'audace d'aller sur mes brisées?

    CLÉANTE.- C'est vous qui allez sur les miennes; et je suis le premier en date.

    HARPAGON.- Ne suis-je pas ton père? et ne me dois-tu pas respect?

    CLÉANTE.- Ce ne sont point ici des choses où les enfants soient obligés de déférer aux pères; et l'amour ne connaît personne.

    HARPAGON.- Je te ferai bien me connaître, avec de bons coups de bâton.

    CLÉANTE.- Toutes vos menaces ne feront rien.

    HARPAGON.- Tu renonceras à Mariane.

    CLÉANTE.- Point du tout.

    HARPAGON.- Donnez-moi un bâton tout à l'heure.


    #152624

    ACTE IV, SCÈNE IV

    MAÎTRE JACQUES, HARPAGON, CLÉANTE.

    MAÎTRE JACQUES.- Eh, eh, eh, Messieurs, qu'est-ce ci? à quoi songez-vous?

    CLÉANTE.- Je me moque de cela.

    MAÎTRE JACQUES.- Ah, Monsieur, doucement.

    HARPAGON.- Me parler avec cette impudence!

    MAÎTRE JACQUES.- Ah, Monsieur, de grâce.

    CLÉANTE.- Je n'en démordrai point.

    MAÎTRE JACQUES.- Hé quoi, à votre père?

    HARPAGON.- Laisse-moi faire.

    MAÎTRE JACQUES.- Hé quoi, à votre fils? Encore passe pour moi.

    HARPAGON.- Je te veux faire toi-même, Maître Jacques, juge de cette affaire, pour montrer comme j'ai raison.

    MAÎTRE JACQUES.- J'y consens. Éloignez-vous un peu.

    HARPAGON.- J'aime une fille, que je veux épouser; et le pendard a l'insolence de l'aimer avec moi, et d'y prétendre malgré mes ordres.

    MAÎTRE JACQUES.- Ah! il a tort.

    HARPAGON.- N'est-ce pas une chose épouvantable, qu'un fils qui veut entrer en concurrence avec son père? et ne doit il pas, par respect, s'abstenir de toucher à mes inclinations?

    MAÎTRE JACQUES.- Vous avez raison. Laissez-moi lui parler, et demeurez là.

    (Il vient trouver Cléante à l'autre bout du théâtre.)

    CLÉANTE.- Hé bien oui, puisqu'il veut te choisir pour juge, je n'y recule point; il ne m'importe qui ce soit; et je veux bien aussi me rapporter à toi, Maître Jacques, de notre différend.

    MAÎTRE JACQUES.- C'est beaucoup d'honneur que vous me faites.

    CLÉANTE.- Je suis épris d'une jeune personne qui répond à mes vœux, et reçoit tendrement les offres de ma foi; et mon père s'avise de venir troubler notre amour, par la demande qu'il en fait faire.

    MAÎTRE JACQUES.- Il a tort assurément.

    CLÉANTE.- N'a-t-il point de honte, à son âge, de songer à se marier? lui sied-il bien d'être encore amoureux? et ne devrait-il pas laisser cette occupation aux jeunes gens?

    MAÎTRE JACQUES.- Vous avez raison, il se moque. Laissez-moi lui dire deux mots. (Il revient à Harpagon.) Hé bien, votre fils n'est pas si étrange que vous le dites, et il se met à la raison. Il dit qu'il sait le respect qu'il vous doit, qu'il ne s'est emporté que dans la première chaleur, et qu'il ne fera point refus de se soumettre à ce qu'il vous plaira, pourvu que vous vouliez le traiter mieux que vous ne faites, et lui donner quelque personne en mariage, dont il ait lieu d'être content.

    HARPAGON.- Ah, dis-lui, Maître Jacques, que moyennant cela, il pourra espérer toutes choses de moi; et que hors Mariane, je lui laisse la liberté de choisir celle qu'il voudra.

    MAÎTRE JACQUES. Il va au fils.- Laissez-moi faire. Hé bien, votre père n'est pas si déraisonnable que vous le faites; et il m'a témoigné que ce sont vos emportements qui l'ont mis en colère; qu'il n'en veut seulement qu'à votre manière d'agir, et qu'il sera fort disposé à vous accorder ce que vous souhaitez, pourvu que vous vouliez vous y prendre par la douceur, et lui rendre les déférences, les respects, et les soumissions qu'un fils doit à son père.

    CLÉANTE.- Ah, Maître Jacques, tu lui peux assurer, que s'il m'accorde Mariane, il me verra toujours le plus soumis de tous les hommes; et que jamais je ne ferai aucune chose que par ses volontés.

    MAÎTRE JACQUES.- Cela est fait. Il consent à ce que vous dites.

    HARPAGON.- Voilà qui va le mieux du monde.

    MAÎTRE JACQUES.- Tout est conclu. Il est content de vos promesses.

    CLÉANTE.- Le Ciel en soit loué.

    MAÎTRE JACQUES.- Messieurs, vous n'avez qu'à parler ensemble: vous voilà d'accord maintenant; et vous alliez vous quereller, faute de vous entendre.

    CLÉANTE.- Mon pauvre Maître Jacques, je te serai obligé toute ma vie.

    MAÎTRE JACQUES.- Il n'y a pas de quoi, Monsieur.

    HARPAGON.- Tu m'as fait plaisir, Maître Jacques, et cela mérite une récompense. Va, je m'en souviendrai, je t'assure. (Il tire son mouchoir de sa poche; ce qui fait croire à maître Jacques qu'il va lui donner quelque chose.)

    MAÎTRE JACQUES.- Je vous baise les mains.


    #152625

    ACTE IV, SCÈNE V

    CLÉANTE, HARPAGON.

    CLÉANTE.- Je vous demande pardon, mon père, de l'emportement que j'ai fait paraître.

    HARPAGON.- Cela n'est rien.

    CLÉANTE.- Je vous assure que j'en ai tous les regrets du monde.

    HARPAGON.- Et moi, j'ai toutes les joies du monde de te voir raisonnable.

    CLÉANTE.- Quelle bonté à vous, d'oublier si vite ma faute!

    HARPAGON.- On oublie aisément les fautes des enfants, lorsqu'ils rentrent dans leur devoir.

    CLÉANTE.- Quoi, ne garder aucun ressentiment de toutes mes extravagances?

    HARPAGON.- C'est une chose où tu m'obliges, par la soumission et le respect où tu te ranges.

    CLÉANTE.- Je vous promets, mon père, que jusques au tombeau, je conserverai dans mon cœur le souvenir de vos bontés.

    HARPAGON.- Et moi, je te promets qu'il n'y aura aucune chose, que de moi tu n'obtiennes.

    CLÉANTE.- Ah! mon père, je ne vous demande plus rien; et c'est m'avoir assez donné, que de me donner Mariane.

    HARPAGON.- Comment?

    CLÉANTE.- Je dis, mon père, que je suis trop content de vous; et que je trouve toutes choses dans la bonté que vous avez de m'accorder Mariane.

    HARPAGON.- Qui est-ce qui parle de t'accorder Mariane?

    CLÉANTE.- Vous, mon père.

    HARPAGON.- Moi?

    CLÉANTE.- Sans doute.

    HARPAGON.- Comment? C'est toi qui as promis d'y renoncer?

    CLÉANTE.- Moi, y renoncer?

    HARPAGON.- Oui.

    CLÉANTE.- Point du tout.

    HARPAGON.- Tu ne t'es pas départi d'y prétendre?

    CLÉANTE.- Au contraire, j'y suis porté plus que jamais.

    HARPAGON.- Quoi, pendard, derechef?

    CLÉANTE.- Rien ne me peut changer.

    HARPAGON.- Laisse-moi faire, traître.

    CLÉANTE.- Faites tout ce qu'il vous plaira.

    HARPAGON.- Je te défends de me jamais voir.

    CLÉANTE.- À la bonne heure.

    HARPAGON.- Je t'abandonne.

    CLÉANTE.- Abandonnez.

    HARPAGON.- Je te renonce pour mon fils.

    CLÉANTE.- Soit.

    HARPAGON.- Je te déshérite.

    CLÉANTE.- Tout ce que vous voudrez.

    HARPAGON.- Et je te donne ma malédiction.

    CLÉANTE.- Je n'ai que faire de vos dons.


    #152626

    ACTE IV, SCÈNE VI

    LA FLÈCHE, CLÉANTE.

    LA FLÈCHE sortant du jardin, avec une cassette.- Ah, Monsieur, que je vous trouve à propos! Suivez-moi vite.

    CLÉANTE.- Qu'y a-t-il?

    LA FLÈCHE.- Suivez-moi, vous dis-je, nous sommes bien.

    CLÉANTE.- Comment?

    LA FLÈCHE.- Voici votre affaire.

    CLÉANTE.- Quoi?

    LA FLÈCHE.- J'ai gagné ceci tout le jour.

    CLÉANTE.- Qu'est-ce que c'est?

    LA FLÈCHE.- Le trésor de votre père, que j'ai attrapé.

    CLÉANTE.- Comment as-tu fait?

    LA FLÈCHE.- Vous saurez tout. Sauvons-nous, je l'entends crier.

     


    #152627

    ACTE IV, SCÈNE VII

    HARPAGON.

    Il crie au voleur dès le jardin, et vient sans chapeau.

    HARPAGON. Au voleur, au voleur, à l'assassin, au meurtrier. Justice, juste Ciel. Je suis perdu, je suis assassiné, on m'a coupé la gorge, on m'a dérobé mon argent. Qui peut-ce être? qu'est-il devenu? où est-il? où se cache-t-il? que ferai-je pour le trouver? où courir? où ne pas courir? n'est-il point là? n'est-il point ici? qui est-ce? Arrête. Rends-moi mon argent, coquin… (Il se prend lui-même le bras.) Ah, c'est moi. Mon esprit est troublé, et j'ignore où je suis, qui je suis, et ce que je fais. Hélas, mon pauvre argent, mon pauvre argent, mon cher ami, on m'a privé de toi; et puisque tu m'es enlevé, j'ai perdu mon support, ma consolation, ma joie, tout est fini pour moi, et je n'ai plus que faire au monde. Sans toi, il m'est impossible de vivre. C'en est fait, je n'en puis plus, je me meurs, je suis mort, je suis enterré. N'y a-t-il personne qui veuille me ressusciter, en me rendant mon cher argent, ou en m'apprenant qui l'a pris? Euh? que dites-vous? Ce n'est personne. Il faut, qui que ce soit qui ait fait le coup, qu'avec beaucoup de soin on ait épié l'heure; et l'on a choisi justement le temps que je parlais à mon traître de fils. Sortons. Je veux aller quérir la justice, et faire donner la question à toute ma maison; à servantes, à valets, à fils, à fille, et à moi aussi. Que de gens assemblés! Je ne jette mes regards sur personne, qui ne me donne des soupçons, et tout me semble mon voleur. Eh? de quoi est-ce qu'on parle là? de celui qui m'a dérobé? Quel bruit fait-on là-haut? est-ce mon voleur qui y est? De grâce, si l'on sait des nouvelles de mon voleur, je supplie que l'on m'en dise. N'est-il point caché là parmi vous? Ils me regardent tous, et se mettent à rire. Vous verrez qu'ils ont part, sans doute, au vol que l'on m'a fait. Allons vite, des commissaires, des archers, des prévôts, des juges, des gênes, des potences, et des bourreaux. Je veux faire pendre tout le monde; et si je ne retrouve mon argent, je me pendrai moi-même après.

     


    #152628

    ACTE V, SCÈNE PREMIÈRE

    HARPAGON, LE COMMISSAIRE, son CLERC.

    LE COMMISSAIRE.- Laissez-moi faire. Je sais mon métier, Dieu merci. Ce n'est pas d'aujourd'hui que je me mêle de découvrir des vols; et je voudrais avoir autant de sacs de mille francs, que j'ai fait pendre de personnes.

    HARPAGON.- Tous les magistrats sont intéressés à prendre cette affaire en main; et si l'on ne me fait retrouver mon argent, je demanderai justice de la justice.

    LE COMMISSAIRE.- Il faut faire toutes les poursuites requises. Vous dites qu'il y avait dans cette cassette ?

    HARPAGON.- Dix mille écus bien comptés.

    LE COMMISSAIRE.- Dix mille écus!

    HARPAGON.- Dix mille écus.

    LE COMMISSAIRE.- Le vol est considérable.

    HARPAGON.- Il n'y a point de supplice assez grand pour l'énormité de ce crime; et s'il demeure impuni, les choses les plus sacrées ne sont plus en sûreté.

    LE COMMISSAIRE.- En quelles espèces était cette somme?

    HARPAGON.- En bons louis d'or, et pistoles bien trébuchantes.

    LE COMMISSAIRE.- Qui soupçonnez-vous de ce vol?

    HARPAGON.- Tout le monde; et je veux que vous arrêtiez prisonniers la ville et les faubourgs.

    LE COMMISSAIRE.- Il faut, si vous m'en croyez, n'effaroucher personne, et tâcher doucement d'attraper quelques preuves, afin de procéder après par la rigueur, au recouvrement des deniers qui vous ont été pris.


    #152629

    ACTE V, SCÈNE II

    MAÎTRE JACQUES, HARPAGON, LE COMMISSAIRE, son CLERC.

    MAÎTRE JACQUES au bout du théâtre, en se retournant du côté dont il sort..- Je m'en vais revenir. Qu'on me l'égorge tout à l'heure; qu'on me lui fasse griller les pieds; qu'on me le mette dans l'eau bouillante, et qu'on me le pende au plancher.

    HARPAGON.- Qui? celui qui m'a dérobé?

    MAÎTRE JACQUES.- Je parle d'un cochon de lait que votre intendant me vient d'envoyer, et je veux vous l'accommoder à ma fantaisie.

    HARPAGON.- Il n'est pas question de cela; et voilà Monsieur, à qui il faut parler d'autre chose.

    LE COMMISSAIRE.- Ne vous épouvantez point. Je suis homme à ne vous point scandaliser; et les choses iront dans la douceur.

    MAÎTRE JACQUES.- Monsieur est de votre souper?

    LE COMMISSAIRE.- Il faut ici, mon cher ami, ne rien cacher à votre maître.

    MAÎTRE JACQUES.- Ma foi, Monsieur, je montrerai tout ce que je sais faire; et je vous traiterai du mieux qu'il me sera possible.

    HARPAGON.- Ce n'est pas là l'affaire.

    MAÎTRE JACQUES.- Si je ne vous fais pas aussi bonne chère que je voudrais, c'est la faute de Monsieur notre intendant, qui m'a rogné les ailes avec les ciseaux de son économie.

    HARPAGON.- Traître, il s'agit d'autre chose que de souper; et je veux que tu me dises des nouvelles de l'argent qu'on m'a pris.

    MAÎTRE JACQUES.- On vous a pris de l'argent?

    HARPAGON.- Oui, coquin; et je m'en vais te pendre, si tu ne me le rends.

    LE COMMISSAIRE.- Mon Dieu ne le maltraitez point. Je vois à sa mine qu'il est honnête homme; et que sans se faire mettre en prison, il vous découvrira ce que vous voulez savoir. Oui, mon ami, si vous nous confessez la chose, il ne vous sera fait aucun mal, et vous serez récompensé comme il faut par votre maître. On lui a pris aujourd'hui son argent, et il n'est pas que vous ne sachiez quelques nouvelles de cette affaire.

    MAÎTRE JACQUES, à part..- Voici justement ce qu'il me faut pour me venger de notre intendant: depuis qu'il est entré céans, il est le favori, on n'écoute que ses conseils; et j'ai aussi sur le cœur les coups de bâton de tantôt.

    HARPAGON.- Qu'as-tu à ruminer?

    LE COMMISSAIRE.- Laissez-le faire. Il se prépare à vous contenter; et je vous ai bien dit qu'il était honnête homme.

    MAÎTRE JACQUES.- Monsieur, si vous voulez que je vous dise les choses, je crois que c'est Monsieur votre cher intendant qui a fait le coup.

    HARPAGON.- Valère?

    MAÎTRE JACQUES.- Oui.

    HARPAGON.- Lui, qui me paraît si fidèle?

    MAÎTRE JACQUES.- Lui-même. Je crois que c'est lui qui vous a dérobé.

    HARPAGON.- Et sur quoi le crois-tu?

    MAÎTRE JACQUES.- Sur quoi?

    HARPAGON.- Oui.

    MAÎTRE JACQUES.- Je le crois… Sur ce que je le crois.

    LE COMMISSAIRE.- Mais il est nécessaire de dire les indices que vous avez.

    HARPAGON.- L'as-tu vu rôder autour du lieu, où j'avais mis mon argent?

    MAÎTRE JACQUES.- Oui, vraiment. Où était-il votre argent?

    HARPAGON.- Dans le jardin.

    MAÎTRE JACQUES.- Justement. Je l'ai vu rôder dans le jardin. Et dans quoi est-ce que cet argent était?

    HARPAGON.- Dans une cassette.

    MAÎTRE JACQUES.- Voilà l'affaire. Je lui ai vu une cassette.

    HARPAGON.- Et cette cassette comment est-elle faite? Je verrai bien si c'est la mienne.

    MAÎTRE JACQUES.- Comment elle est faite?

    HARPAGON.- Oui.

    MAÎTRE JACQUES.- Elle est faite… Elle est faite comme une cassette.

    LE COMMISSAIRE.- Cela s'entend. Mais dépeignez-la un peu pour voir.

    MAÎTRE JACQUES.- C'est une grande cassette.

    HARPAGON.- Celle qu'on m'a volée est petite.

    MAÎTRE JACQUES.- Eh, oui, elle est petite, si on le veut prendre par là; mais je l'appelle grande pour ce qu'elle contient.

    LE COMMISSAIRE.- Et de quelle couleur est-elle?

    MAÎTRE JACQUES.- De quelle couleur?

    LE COMMISSAIRE.- Oui.

    MAÎTRE JACQUES.- Elle est de couleur… Là d'une certaine couleur… Ne sauriez-vous m'aider à dire?

    HARPAGON.- Euh?

    MAÎTRE JACQUES.- N'est-elle pas rouge?

    HARPAGON.- Non, grise.

    MAÎTRE JACQUES.- Eh, oui, gris-rouge; c'est ce que je voulais dire.

    HARPAGON.- Il n'y a point de doute. C'est elle assurément. Écrivez, Monsieur, écrivez sa déposition. Ciel! à qui désormais se fier! Il ne faut plus jurer de rien; et je crois après cela que je suis homme à me voler moi-même.

    MAÎTRE JACQUES.- Monsieur, le voici qui revient. Ne lui allez pas dire, au moins, que c'est moi qui vous ai découvert cela.


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